Le Laus
la chapelle de Notre-Dame des Fours
Confiante
et simple, comme elle le sera toute sa vie, Benoîte guide dès lors son
troupeau dans une autre vallée, s'arrêtant dans la grotte dite « des
fours » pour y réciter son chapelet.
C'est
en ce lieu que la Vierge Marie lui apparaît un jour, son Fils dans les
bras. Quatre mois durant jusqu’au 29 août 1664, jour de la fête du
martyre de saint Jean-Baptiste, la merveilleuse apparition se
renouvelle, laissant chaque fois Benoîte dans l'extase.
Ce jour-là, la Vierge Marie lui dit : « Je suis Dame Marie, la Mère de mon Fils et vous ne me verrez plus de quelque temps ».
Première apparition de la Sainte Vierge à Benoîte.
Etait-ce
un pressentiment ? Etait-ce un don de Dieu ? Nous l'ignorons, mais, dès
sa première enfance, Benoîte avait un grand désir de voir la Très
Sainte Vierge.
Ce
désir va être satisfait ; le noble vieillard rencontré sur la montagne
de Saint-Maurice lui en a donné l'assurance, et c'est le lendemain qui
doit être le jour du grand bonheur.
Sans doute, la pieuse enfant trouve bien longues les heures qui séparent la prophétie de sa réalisation.
Aussi,
aux premières lueurs du jour, elle quitte son pauvre grabat, où les
ténèbres de la nuit, plus encore que le sommeil, l'ont retenue pendant
quelques moments.
Elle
s'empresse d'ouvrir à son troupeau les portes du bercail ; puis,
joyeuse comme à l'aurore d'un jour de fête, elle suit ses brebis, qui se
hâtent sur le sentier conduisant au vallon désigné par Maurice.
On dirait qu'une main mystérieuse dirige en ce jour le petit troupeau. Benoîte aussi subit une influence secrète.
Mille
pensées riantes remplissent son esprit et répandent sur sa douce figure
une indicible sérénité ; mais la Bergère ne cherche pas à se rendre
compte de ce qui l'impressionne si agréablement.
Le vallon où courent les moutons de Benoîte s'ouvre au-dessus de Saint-Etienne, dans un ravin qui descend de la lisière du bois.
Au
fond, et entre deux branches du torrent, se trouve, dans une roche à
plâtre en exploitation, une petite grotte près de laquelle la Bergère
avait coutume de réciter son chapelet.
Cet
endroit s'appelle Les Fours, sans doute parce que les habitants du
village y cuisent le plâtre nécessaire à leurs constructions.
A
peine arrivée en face de la grotte, Benoîte voit tout à coup une belle
Dame, qui tient un petit enfant d'une beauté singulière.
Ce spectacle la ravit : elle est si belle, en effet, cette Dame !
Il y a dans son visage une expression de grâce céleste, de majesté douce qui n'ont rien de semblable sur la terre.
Et
cependant, malgré tout ce qu'elle voit, malgré son désir et la
prédiction de saint Maurice, Benoîte n'a même pas l'idée que ce
personnage mystérieux pourrait bien être la Reine du Ciel :
peut-être persiste-t-elle à se croire indigne de l'ineffable bonheur de
contempler les traits de la Mère de Dieu ; mais elle n'est nullement
troublée par cette vision étrange, et croit n'avoir devant ses yeux
qu'une simple mortelle ; et dans son ingénuité, elle s'empresse de lui
faire cette question usitée au village :
« Belle Dame , que faites-vous là ?... Voulez-vous acheter du plâtre ? »
Puis,
sans attendre la réponse, et toute émerveillée de la beauté de l'enfant
que la « Belle Dame » tenait par la main , elle ajoute : « Vous
plairait-il de nous donner cet enfant ? Il nous réjouirait tous. »
La Dame sourit de sa simplicité et ne dit mot.
La vision dura longtemps encore. Benoîte ne pouvait se lasser de la contempler.
Cependant le soleil avait accompli plus de la moitié de sa course.
La
faim, peut-être, ramena un instant la Bergère à la réalité de la vie ;
prenant, en effet, le morceau de pain que sa maîtresse lui avait donné,
elle dit à la « Belle Dame » : « Voulez-vous goûter avec moi ? J'ai du
bon pain, nous le tremperons dans la fontaine. »
La Dame sourit de nouveau et continua à fasciner les yeux de la petite bergère.
Elle
allait et venait devant le creux du rocher, s'approchait ou s'éloignait
de Benoîte ; puis, quand le soir fut venu, Elle prit l'admirable enfant
dans ses bras, pénétra dans la grotte et disparut.
La Bergère reste sous l'ineffable impression de ce spectacle.
La
joie déborde sur ses traits ; toute son âme est dans ses yeux et la
parole expire sur ses lèvres, même pour demander, à celle qui la ravit,
qui elle est.
Semblable
aux disciples du Sauveur qui, après son ascension, restèrent longtemps
les yeux fixés au Ciel, elle ne peut détacher ses regards de la roche où
elle a vu disparaître la ravissante apparition.
Les heures passent sans qu'elle s'en aperçoive ; les étoiles la surprennent à la même place.
Le bêlement de ses brebis vient la rappeler à elle-même et l'avertir qu'il est temps de se retirer.
Volontiers
elle fût restée là encore, si elle n'eût craint de donner de
l'inquiétude à ses maîtres ou de mériter leur réprimande.
Dès
ce moment, une sorte de passion, si l'on peut donner ce nom à un
sentiment si pur, s'empare de ce cœur innocent : l'ardent désir de
revoir la Dame incomparable.
Ce
désir est bientôt satisfait ; car le lendemain l'apparition se
renouvelle et, avec elle, les transports de bonheur et de ravissement.
Ce
paradis sur la terre dure près de quatre mois. A partir des premiers,
jours de mai jusqu'au 29 août, la glorieuse Vierge descendait tous les
jours au vallon pour procurer à l'humble bergère l'indicible bonheur de
la contempler.
La
pieuse enfant met à profit ces heures de délices célestes. Elle se
plonge de plus en plus dans l'admiration de cette perfection surhumaine.
Son âme semble se détacher des liens grossiers des sens.
On dirait qu'elle n'est plus de la terre : un seul objet l'absorbe, elle devient étrangère à tout ce qui l'environne.
Le pain, le temps, le troupeau, tout, jusqu'au rosaire, est oublié.
Les jours sont trop courts et les nuits trop longues ; elle ne se retire qu'aux étoiles et revient au point du jour.
Elle
n'attend même pas le retour de la lumière, mais, rêvant délicieusement
de l'objet de son amour, elle se lève au milieu des ténèbres, et, vêtue à
peine, elle conduit son troupeau au vallon, et y reste jusqu'à ce que
la fraîcheur de la nuit ou les pierres du chemin la tirent de sa douce
rêverie.
Elle
entre alors au logis, mais pour revenir aux premiers rayons de l'aurore
naissante, tant son coeur souffre loin de l'objet qui le passionne.
Et,
chose étrange ! le troupeau, lui aussi, semble subir les influences
mystérieuses qui chaque jour ramènent Benoîte à la grotte des Fours.
Il n'y a presque là que rochers, cailloux et terrains arides ; n’importe !
Si,
par l'ordre du maître, il est conduit dans des pâturages plus gras, il
revient de lui-même au vallon et y reste sans que la houlette le
retienne ; et, ce qui est plus singulier encore, il y prend un
embonpoint que n'ont pas les autres troupeaux du village.
Bien
que Benoîte ne sache point encore quel est le personnage mystérieux qui
vient chaque jour réjouir sa vue et son cœur, il s'opère néanmoins dans
tout son être une transformation qui frappe les yeux de tous ceux qui
la connaissent.
Sa
figure s'illumine, son teint se colore, son regard, déjà limpide et
modeste, devient plus doux ; sa démarche est plus grave ; son langage
est plus que jamais simple et réservé ; sa parole s'impose à ceux qui
l'écoutent ; ceux même qui affichent une plus grande incrédulité sont
ébranlés.
Tout le monde veut la voir et l'entendre.
Elle
redit à tous ce qui fait l'objet de son bonheur, avec un accent si
convaincu que de tous côtés s'échappe cette parole : « Si c'était la
Sainte Vierge qu'elle voit ? »
Benoîte ne soupçonne rien ; elle ne cherche même pas à savoir. Elle voit, elle aime, elle est heureuse : n'est-ce point assez ?
Néanmoins, ce commerce muet entre la Vierge bénie et la petite bergère ne devait pas durer toujours.
Après
avoir enchaîné le coeur de Benoîte par le spectacle de sa beauté
céleste prolongé pendant deux mois, la Mère de Dieu rompit enfin ce
silence trop long, et ajouta aux attraits de sa présence les charmes de
sa parole.
Nous
ne savons pas tout ce que la Sainte Vierge a dit à Benoîte durant les
longs jours de ses apparitions, mais le peu qui nous en est resté nous
montre que la Mère de Dieu a voulu surtout instruire, éprouver et
consoler l'humble bergère.
I. — Benoîte aimait à prier ; la très pieuse Vierge Marie la confirme dans cet esprit de prière.
A
plusieurs reprises, elle l'envoie adorer Dieu à l'église du village,
promettant, dans l'intervalle, de veiller elle-même sur le troupeau : ce
qu'elle fait avec une touchante sollicitude.
En
encourageant dans son élève cet esprit de piété, la Sainte Vierge
voulait par elle le communiquer aux jeunes filles de Saint-Etienne ; et,
afin que les exemples et les paroles de Benoîte fussent plus efficaces
auprès de ses compagnes, la Mère de Dieu avait donné à celles-ci une
grande tendresse pour la Bergère.
Or,
un jour, la belle Daine dit à Benoîte : « Engagez les filles de
Saint-Etienne à chanter les litanies de la Sainte Vierge tous les soirs
et avec la permission de M. le Prieur, et vous verrez qu'elles le
feront. »
Elles
le firent, en effet, avec la plus tendre dévotion qu'on puisse
imaginer, mais ce ne fut que lorsque la glorieuse inconnue eut,
elle-même, appris ces litanies à la Bergère, car ni elle ni ses
compagnes ne les savaient (1). »
La bonne Mère de Dieu se fait donc l'humble institutrice de la pieuse fille.
Avec
une condescendance admirable, elle répète mot à mot à son élève, comme
les mères font à leurs enfants, les litanies, le verset et l'oraison.
Benoîte
les redit sans hésiter après trois répétitions seuleinent. En très peu
de temps aussi elle apprend une amende honorable au Saint-Sacrement.
Les
litanies sont restées comme un monument des premières apparitions et
comme la prière bien-aimée du Laus et de toute la vallée.
Les filles d'Avançon et de Valserres rivalisèrent à les chanter avec celles de Saint-Etienne.
Cet usage s'est continué, depuis, dans ces paroisses.
Aux fêtes et aux dimanches, le chant des litanies retentit au pied des autels de la Sainte Vierge.
(1) M. Peythieu.
Au Laus surtout, c'est la prière de prédilection.
Elle
est chantée à la prière du soir tous les samedis et tous les dimanches,
la veille et le jour de toutes les fêtés ; elle est aussi le chant de
toutes les processions qui viennent au Laus ou qui s'y font ; enfin,
elle est récitée par tout prêtre qui célèbre le saint sacrifice au
Sanctuaire, immédiatement après le dernier évangile : c'est un privilège
accordé dès les premiers jours du Pèlerinage et renouvelé en 1855, avec
indulgence de 300 jours.
II. — Après l'esprit de prière, l'esprit de détachement.
Un
jour, la Mère de Dieu demande à Benoîte un de ses moutons, — sans
doute, l'un des plus beaux,— et une chèvre magnifique qu'elle lui
indique de la main.
«
— Pour le mouton, répond la Bergère, oui, belle Dame, je vous le
baillerai : je le compterai sur mes gages ; mais, pour la chèvre, je la
garde ; elle me fait besoin, parce qu'elle me porte quand je suis lasse,
et pour passer la rivière quand elle est grosse. Si vous m'en bailliez
trente écus, je ne vous la baillerais pas. »
«
Ma fille, reprend la Dame, je ne vous en baillerai pas trente écus.
Vous l'aimez trop , votre chèvre : vous lui donnez des raisins et du
pain. Il vaut mieux les donner aux pauvres. »
Dans une autre circonstance, la belle Dame apprend encore à Benoîte la sobriété et le bon usage des biens de ce monde.
Une
fille du village, rencontrant Benoîte tout près d'un verger dont elle
était propriétaire, l'autorise à y cueillir du fruit à condition qu'elle
ferait bonne garde contre les maraudeurs.
La
Bergère s'acquitte avec soin de la mission qui lui est confiée, et,
vers le soir, elle croit pouvoir ramasser, sur le sol, plein son tablier
de fruits, pour en offrir à son maître et à ses voisins.
«
La belle Dame, alors, lui apparaît et lui dit qu'il n'en fallait pas
tant prendre, mais se contenter de quatre ou cinq et laisser le reste. »
Benoîte obéit avec une promptitude quelque peu brusque. elle jette les fruits qui roulent dans le ruisseau.
La
Mère de Dieu la reprend, et lui commande de ramasser toutes ces poires
et de les mettre au pied de l'arbre. Ce que fait la Bergère, sans en
garder une seule.
La
leçon fut bonne, car, peu de temps après, elle remplit le même office
en faveur de l'une de ses compagnes, sans toucher ii un seul fruit.
III. — Voici, maintenant, des leçons de patience.
Un
jour qu'elle l'envoie à la Messe, la Dame fait passer le troupeau de
Benoîte dans un autre vallon assez éloigné. A son retour, la Bergère ne
le trouve pas à l'endroit où elle l'a laissé, elle se met à pleurer et à
le chercher, sans pourtant s'impatienter.
Elle retourne au village.
Son
mitre, la voyant seule, croit qu'on a enlevé son troupeau : il se fâche
contre elle. Benoîte revient à la montagne et retrouve ses moutons.
La
Dame lui apparaît alors et lui dit : Vous m'avez fait plaisir de ne
vous impatienter pas. Ce que j'ai fait n'est que pour éprouver. votre
patience.
Les charmes de la Mère de Dieu retenaient quelquefois fort tard la jeune bergère au vallon des Fours.
Or,
un soir qu'elle rentrait à l'heure des étoiles, sa maîtresse
l'accueille avec de sévères réprimandes, auxquelles elle ajoute un
soufflet.
Benoîte accepte tout avec le sourire sur les lèvres.
Cette
quiétude exaspère la maîtresse, qui lance à la figure de la pauvrette
cette injuste accusation : «Vous avez la tète du diable. »
Plus sensible à cette injure qu'au soufflet, l'enfant se met à pleurer.
Le
lendemain, elle porte sa plainte à la belle Dame, qui lui recommande de
rentrer de meilleure heure à l'avenir, pour ne pas exposer sa maîtresse
à de pareils emportements.
IV. — A côté des éprouves, la très douce Vierge place les consolations.
Un jour, Elle tend sa main divine à l'humble bergère. Celle-ci n'ose accepter cette insigne faveur.
« Bonne Mère, s'écrie-t-elle, je ne suis pas seulement digne de baiser les vestiges de vos pieds. »
Une
autre fois, la Reine du Ciel, voyant sa petite amie lasse et tombant de
fatigue, pousse la bonté jusqu'à l'inviter à se reposer près d'elle.
L'enfant obéit et s'endort doucement sur le bord du manteau royal.
Dans
une autre circonstance, la Consolatrice des affligés dissipe un chagrin
de la bergère, en lui dévoilant la fourberie d'un homme méchant.
Ses
chèvres, d'habitude si dociles à la houlette, se séparèrent un jour du
reste du troupeau et s'en allèrent, broutant d'ici et de là, jusqu'au
sommet de la montagne, où se trouvait un chalet appartenant à un
habitant de Remollon.
Celui-ci
avait été condamné autrefois à donner à l'église de Saint-Etienne une
chasuble et une aube, pour un délit qu'il avait commis dans un bois
situé sur le territoire de ce village.
Or,
des travailleurs qui se trouvaient réunis près du chalet, au moment où
arrivaient les chèvres égarées de Benoîte, conseillèrent au délinquant
de se venger en les capturant.
Le
malheureux eut la faiblesse de suivre cet avis pervers ; de plus, pour
obliger son propriétaire à payer de forts dommages-intérêts, il fait
entrer ce bétail dans son blé.
Pendant ce temps , la belle Dame rassure la Bergère désolée et lui fait connaître tout ce qui se passe sur la montagne.
Quelques moments après, Benoîte arrive, en effet, près du voleur et réclame ses chèvres.
L'homme
se fâche et déclare ne vouloir rendre le bétail que lorsqu'on lui aura
payé tous les dégâts qu'il a faits dans son champ de blé.
Benoîte, pour toute réponse, met à nu la conduite indélicate de ce misérable, ainsi que la perversité de ses conseillers.
En
présence de cette révélation si précise et si inattendue, ils
demeurent comme terrifiés et s'empressent de rendre à la bergère son
petit troupeau.
Par
un prodige d'un autre genre, les chèvres qui avaient déjà donné, ce
jour-là, tout leur lait au ravisseur, en donnèrent une quantité plus
grande que d'habitude à leur légitime propriétaire.
Benoit, en fut toute réjouie et en rendit grâces à sa belle Dame.
A l'école de Celle qui est appelée le « Trône de la Sagesse, Sedes Sapientiae, »
Benoîte perfectionne ses vertus.
Une chose, néanmoins , demeure en elle tenace, profonde. obstinée;, c'est sa simplicité.
Ni l'âge, ni son commerce avec le Ciel, ni ses relations avec les hommes n'y apporteront aucun changement.
Ce serait à en être scandalisé si l'Evangile ne nous disait que le royaume des cieux est là.
Voici un fait qui donne la mesure de cette disposition d'esprit dans notre jeune Bergère.
La maîtresse du troupeau, femme de Jean Rolland, avait donné le jour à une fille qui, parait-il, n'était pas très belle.
Peut-être
était-elle l'image de l'âme de sa mère, qui passait pour être dure,
acariâtre, gourmande, et, par dessus tout, blasphématrice du nom de
Jésus.
Benoîte rie pouvait aimer cette enfant autant qu'elle l'aurait voulu.
Elle
forme donc dans son esprit un projet étrange : il ne s'agissait rien
moins que d'échanger la petite créature disgraciée contre le « beau
poupon » de la Dame.
Elle prend, en conséquence, le nourrisson dans son tablier et se dispose à partir pour le vallon.
— « Où allez-vous, Benoîte ; où portez-vous cette enfant ? » s'écrie la mère.
—
« Comme elle est tant laide, répond la Bergère, je la porte à la Dame,
pour l'échanger contre son beau poupon, que nous porterons à l'église et
qui réjouira tout le monde. »
Elle l'aurait fait, ajoute l'historien, si sa maîtresse ne lui eût ôté son enfant.
« O
conseils incompréhensibles de Dieu ! Cette grande enfant est douée d'un
coup d'œil d'aigle devant lequel les consciences n'auront plus de
secrets, les régions invisibles plus de voiles, et, chose peut-être plus
rare, elle va convertir par myriades les pécheurs les plus obstinés
(1). »
Cet apostolat de Benoîte commence avec les premières apparitions.
Le récit de ses mystérieuses entrevues met tout le pays en émoi.
Un
triple courant se forme dans les esprits : adhésion chez les uns,
opposition chez les autres, et doute chez un plus grand nombre.
Dans cette dernière catégorie, il faut ranger la maîtresse de Benoîte.
Elle
partageait l'étonnement de son mari au sujet de son troupeau, qui, au
lieu de dépérir dans les maigres pâturages du vallon, y prospérait à
merveille ; mais ce qui l'impressionnait surtout, c'était l'inaltérable
douceur de sa bergère, mise souvent à de rudes épreuves.
Elle
allait donc répétant à sa famille : « Il faut qu'il y ait là quelque
chose d'extraordinaire ou pour le bien ou pour le mal. »
Elle voulut s'en assurer.
«
Sortant à la dérobée, un beau matin, de chez elle, elle se glissa par
le lit assez profond que le ruisseau a creusé depuis le bois jusqu'à
l'église, et, sans être aperçue, elle arriva avant la Bergère à la
grotte, où elle se cacha sous une roche.
Sa
curiosité pouvait être punie ; mais Benoîte priait souvent pour sa
maîtresse; au lieu d'un châtiment, celle-ci trouva le salut (2). »
Benoîte, de son côté, arrive à la grotte quelques instants après et y voit sa belle Dame.
— « Votre maîtresse est là cachée sous la roche, dit celle-ci.
— Elle n'y est pas , répond Benoîte, je l'ai laissée au lit, belle Dame ; qui doit mieux le savoir de nous deux ?
—
Elle y est, réplique la Sainte Vierge : vous la trouverez sous la
roche. Avertissez-là de ne point tant jurer le nom de Jésus ; car, si
elle continue, il n'y aura point de paradis pour elle.
(1) M. Pron.
(2) Ibid.
Sa
conscience est en très mauvais état ; qu'elle fasse pénitence ; qu'elle
donne aux pauvres les plus nécessiteux de la paroisse la viande, le vin
et les bouillons qu'elle prendrait les jours de Pâques, de la Pentecôte
et de la Noël ; qu'elle ne mange que du pain et ne boive que de l'eau,
et elle aura le paradis.
La pécheresse a tout entendu.
Le repentir pénètre dans son âme; elle gémit et pleure amèrement.
Benoîte la trouve tout en lampes et lui dit : « — Vous m'avez fait dire un mensonge è la Dame ; je vous croyais au lit.
— J'ai tout entendu , répond la maîtresse ; je me corrigerai. »
Elle tint parole : sa conversion fut complète.
La
prière remplaça les blasphèmes ; les jeûnes et les aumônes succédèrent à
la gourmandise, et la fréquentation des sacrements édifia ceux qu'avait
scandalisé son peu de dévotion.
Il
fut facile, dès ce moment, de comprendre que l'extraordinaire était
pour le bien, et dès lors, le doute et l'incrédulité n'étaient plus
permis. Le fait suivant en est la preuve.
Un paysan de Saint-Etienne s'en allait mettre le feu à un four à plâtre qu'il avait établi près de la grotte mystérieuse.
Inspiré par un fâcheux démon, il dit sur un ton de sotte bravade : « Je m'en vais chauffer la Dame de Benoîte. »
Cette raillerie lui coûta cher.
Il
brûla, pour chauffer son four, dix fois plus de bois qu'il n'en aurait
fallu, et il ne put venir à bout de cuire son plâtre. qui se durcissait à
mesure que la chaleur augmentait. Le malheureux fut obligé d'abandonner
son œuvre et se retira confus.
Pendant six ans, ce four resta là comme un témoignage de l'insulte faite à la Mère de Dieu.
Cependant,
en 1670, au milieu d'un hiver rigoureux, le pauvre fabricant de plâtre,
pressé par la famine, monta au Laus et demanda à Benoîte s'il pourrait
cuire son gypse pour donner du pain à ses enfants.
« Oui, dit la Bergère, vous le pouvez. »
L'interdit divin était levé, et l'oeuvre put s'accomplir sans difficulté.
La Sainte Vierge se fait connaître à Benoîte (1)
Des
faits aussi extraordinaires et aussi publics que le châtiment
providentiel de ces esprits forts et la conversion de la femme qui
voulait éclairer ses doutes, faits subsistants, qu'il était loisible à
chacun de constater à toute heure, confirmèrent nécessairement des
récits qu'on était déjà porté à croire en voyant la simplicité, la joie ,
la piété, l'heureuse transformation de celle qui les faisait.
Or,
le bruit de ces choses ne pouvait plus rester enfermé dans la vallée;
il passa les montagnes, et la ville de Gap en était saisie lorsque le
juge de la vallée, M. Grimaud, arriva sur les lieux pour s'en enquérir.
Voici son rapport :
Comme
c'est l'ordinaire des enfants de ne pouvoir rien céler, et possible par
l'ordre de la Providence divine, nostre Bergère s'estant expliquée de
cette apparition à une infinité de personnes, sur l'advis qui m'en fast
donné, comme juge de la vallée d'Avançon, je creus estre obligé par le
debvoir de ma charge et la gloire de Dieu de tascher de sçavoir ce que
ce pouvait estre, et de parler en particulier à nostre Bergère.
Et pour cet effect, je me rendis audict lieu de Saint-Estienne, au commencement d'aoust 1664.
Et
comme elle se trouvait absente, veu qu'elle gardait les brebis au lieu
accoutumé, je l'envoi quérir. Estant venue je la pris en particulier. Je
la trouvai fort raisonnable, d'une humeur fort sincère et nullement
capable d'invention. Je l'interrogeai fort particulièrement sur tout ce
qui nous avait, esté rapporté, même je lui
(1)
Nos historiens ne sont pas bien d'accord pour filer le jour que la
Sainte Vierge se fit connaître à Benoîte. Nous suivons M. Grimaud quia
fait son rapport officiel à ce sujet.
représentai le mal qu'elle ferait de dire des choses lesquelles ne fussent point.
Et
après plusieurs remontrances que je luy fis sur l'importance de telles
choses, et si elle n'y estoit point induite par quelqu'un, elle me
confirma tout ce que dessus (les diverses apparitions) aveq une
asseurance et une gaité non pareilles, et me témoigna aussi (ce que je
leus sur son visage) qu'elle recevait une joie et satisfaction
incomparables de celte apparition, sans en estre troublée. Je lui
demandai si elle avoit l'asseurance de luy parler (1). Laquelle me dit
que non. Ce qui m'obligea, par sainte inspiration, que siens double
c'estoit la Sainte Vierge qui luy apparaissoit aveq le petit Jésus, ce
qui estoit un bonheur très-particulier pour elle, de luy dire qu'elle
luy devoit parler; mais qu'auparavant elle se debvoit confesser,
communier et mestre en estai de grâce ; après quoi, elle pourroit lui
parler hardiment et sans crainte. Je lui dis telles paroles qu'elle lui
debvoit adresser: Ma bonne Dame, je suis, et tout le monde de ce lieu,
en grande peine pour sçavoir qui vous estes ; seriez-vous point la Mère
de nostre bon Dieu ? Ayez la bonté de me le dire, et l'on ferait baslir
ici une chapelle pour vous y honorer et servir.
Benoîte
fut exacte à suivre les prescriptions du magistrat. Quelques jours
après, rendue plus pure encore par les sacrements qu'elle venait de
recevoir, elle se hasarda à parler à la « belle Dame » et à lui faire la
petite harangue que lui avait suggérée le juge.
Elle
demanda donc à l'inconnue qui la ravissait depuis plus de trois mois,
si elle ne serait pas la Mère de Dieu, et si elle n'aurait pas pour
agréable qu'on lui bâtît là une chapelle.
La
belle Dame ne crut pas devoir répondre encore à la première question ,
mais elle trancha la seconde en disant qu' « il n'était pas nécessaire
qu'on bâtît là aucune chose, parce qu'elle avait fait choix d'un lieu
plus agréable. »
Ce lieu, la Sainte Vierge l'indiquera plus tard, lors de l'apparition à Pindrau.
C'est
ce que dit assez clairement M. Grimaud, quand il ajoute à la phrase de
la belle Dame ces mots : « A sçavoir le Laus, qu'elle lui a indiqué à la
suite. »
(1)
Depuis la question du premier jour, Benoîte n'avait plus interrogé la «
Belle Dame ». Il fallut l'autorité du juge pour l'amener à un acte
qu'elle aurait regardé comme indiscret.
Avant
de se révéler complètement en déclinant son nom, l'auguste Vierge veut
amener à la grotte des Fours toute la population de Saint-Etienne.
C'est
pourquoi le 28 août, veille de la Décollation de saint Jean-Baptiste,
elle dit à Benoîte : « Dites aux filles de Saint-Etiene de venir ici en
procession et en chantant les litanies de la Sainte Vierge ; vous serez à
la tête de cette procession, et seule vous aurez l'honneur de me voir
avec mon Fils au bord de l'antre. »
Benoîte répond avec cette admirable ingénuité qui la caractérise.
«Possible
qu'elles ne me voudront pas croire ; je vous prie de l'écrire. — Non,
ce n'est point nécessaire, répond la douce Vierge, et elle disparaît. »
La
Bergère, continue M. Grimaud, s'empresse de transmettre les ordres de
la belle Dame à messire Jean Fraisse, prieur dudit lieu de
Saint-Etienne, que nous avions exhorté quelques jours auparavant de ne
point négliger cette affaire et de se mettre en prières et oraisons,
afin qu'il plust à Dieu de découvrir sa sainte volonté.
Le
prieur, adhérant à la piété et ir la dévotion de ses paroissiens, s'en
alla, le 29 août, en procession avec les filles, les enfants, les hommes
et les femmes vers ledict antre, au bord duquel nostre Bergère rie
manqua point de voir la Sainte Vierge et le petit Jésus, lesquels ne
furent aperçus par d'autres personnes que par nostre Bergère. Et en
arrivant, fut remarqué le vestige du pied d'un petit enfant imprimé sur
la poussière du bord de l'antre.
Sachant
que cette procession debvoit avoir lieu, j'avois donné ordre de bien
observer toute chose, et je ne manquai pas de m'y rendre pour voir s'il
arriveroit quelque chose de singulier qui nous fit cognoistre que Dieu
prend plaisir que la Sainte Vierge fût honorée dans ce lieu.
Au-devant
de l'antre, la procession chantoit les litanies de la Sainte Vierge, et
tout le monde estoit dans de grandes consternations pour sçavoir ce que
se pourroit estre.
Benoîte,
qui estoit demeurée au-devant de l'antre et à quelque pas de nous, me
dit que la Damoyselle qu'elle avoit accoutumée de voir lui disoit, sans
la voir néanmoins, de me dire de faire retirer tout le monde. Ce que je
fis.
Je
dis à nostre Bergère de prier Dieu à genoux devant l'antre, tandis que
je m'écartois à quelques pas d'elle pour prier aussi en particulier Dieu
et sa sainte Mère de me faire cognoistre leur volonté, aveq ordre que
je lui donnois que si elle voyoit quelque chose, de m'abvertir pour m'y
rendre promptement.
Tandis
que je priois Dieu ardemment et de toute l'estendue de mes forces de me
faire cognoistre sa sainte volonté, récitant l'office de la Sainte
Vierge à genoux sur une pierre, distant seulement de cinq à six pas de
nostre Bergère, elle m'advertit avec un ton de joye tout à faict
extraordinaire, en me disant telles paroles :
«
Eh ! monsieur le Juge, voyez-vous la Damoyselle ? Je la vois. Venez
vilement. » Il ne faut pas dire si je m'y rendis à grands pas. Où estant
je lui dis : « Où est-elle? »
Sur
quoy elle me respondit, regardant dans l'antre aveq joye et estonnement
tout ensemble : « Quoy ! monsieur, vous ne la voyez pas? »
Et
sur ce que je luy dis que je n'estois pas homme de bien pour mériter un
pareil honneur, elle me dit : « Monsieur, Elle vous tend le main ! »
Ce
qui m'obligea, le drapeau au poing et à genoux, de tendre la main dans
l'antre pour avoir si quelque chose d'invisible me toucherait. Mais la
vérité est que je ne touchay rien.
Et dans ce temps, la Bergère me dit que la Damoyselle disparrissoit et s'enfonçoit dans l'antre.
M.
Grimaud était homme de bien ; il fut heureux de ce que la Belle Dame de
Benoîte eût daigné lui tendre la main, bien que sa main mortelle n'ait
pu recevoir le contact divin.
Sa foi lui disait qu'il faut être bien pur pour mériter une semblable faveur.
Du
reste, il fut toute sa vie très dévot à Notre-Dame du Laus, qui lui
accorda plusieurs grâces spéciales, entre autres la guérison miraculeuse
d'un de ses enfants qui perdait la vue.
Achevons son récit.
Cela
fait, je m'écartai un peu de nostre Bergère pour prier Dieu, et je luy
dis de demeurer encore là et de prier Dieu aussi Dieu m'inspira de dire à
Benoîte de demander à la Damoyselle qu'elle voyait comment elle
s'appelait. Ce qu'elle fit sur-le-champ.
La Belle Dame répondit â Benoîte : « Je suis Marie, Mère de Jésus. Vous ne me verrez plus ici, ni de quelque temps. »
La Bergère transmet cette réponse au magistrat qui ajoute :
Ces
paroles me confirmèrent tout à fait dans ma première croyance, sçavoir
que la Sainte Vierge daignait bien paraître à cette simple et pauvre
bergère.
La « Belle Dame » était donc bien Marie.
Ce
nom si doux dut faire tressaillir la jeune fille, mais non l'étonner :
le bonheur qu'elle avait goûté jusque-là était trop grand pour qu'il pût
de beaucoup s'accroître par un mot qu'elle n'avait pas même éprouvé le
besoin de savoir.
Habituée à contempler de ses yeux mortels l'auguste Reine du Ciel sans la connaître, elle ne désirait rien de plus (1).
Aussi
aucun changement nouveau ne s'opère dans ses sentiments, ni dans ses
actes : elle traite avec la Mère de Dieu comme avec la u Dame au beau
poupon. »
La
grotte où la Sainte Vierge et son divin Fils habitèrent en quelque
sorte pendant quatre mois, et où ils se manifestèrent si souvent à
l'humble bergère de Saint-Etienne, devint un lieu assez célèbre pour
qu'on songeât de bonne heure à y élever un monument commémoratif.
Malheureusement,
la pauvreté des pieux habitants de Saint-Etienne ne leur permit pas de
donner à ce monument les dimensions ni la richesse dont il était digne
et qui étaient dans leurs voeux. Ils se contentèrent donc d'élever là un
modeste oratoire.
Mais, si pauvre et si humble qu'il fût, cet oratoire devint un but de prières et de pèlerinages.
Au
témoignage de M. Gaillard , les prêtres attachés au Sanctuaire du Laus
« allaient souvent à l'oratoire qui est à Saint-Etienne, au lieu où la
Sainte Vierge apparut à Benoîte. La Mère de Dieu y répand tant de grâces
qu'ils en sont tout consolés. Aussi ils y vont, môme au milieu de la
nuit et en hiver, à la Noël. »
La
déclivité du terrain sur lequel était posé ce mémorial des divines
condescendances de la Sainte Vierge, activement aidée par le temps, le
mit dans un tel état de délabrement qu'en 1850 il fallut le réédifier
complètement. Mgr Depéry en fit la bénédiction le 18 novembre de la même
année.
(1) M. Pron.
Quelques
années auparavant (1833), M. Callandre, alors curé de Saint-Etienne et
plus tard Supérieur des Missionnaires diocésains, fit construire au pied
de la roche des Fours et à peu de distance de l'Oratoire une petite
chapelle qui porte aujourd'hui le nom de Notre-Dame des Fours.
La piété des habitants de Saint-Etienne fournit aux frais de cette construction.
M.
Juge, ancien missionnaire du Laus, secondé par une main généreuse qui
veut rester inconnue, vient d'orner ce modeste sanctuaire d'un
magnifique autel en pierre et d'un élégant carrelage.
Parmi
les nombreux pèlerins qui viennent au Laus, un grand nombre se font un
bonheur de visiter ces lieux témoins des premières apparitions de la
Sainte Vierge à la Sœur Benoîte.
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