Acédie
L'acédie
peut prendre la forme de la paresse et de l'oisiveté, dans la parabole
du bon grain et de l'ivraie de l'Évangile selon Saint Mathieu
Dans
la religion catholique, l’acédie est un mal de l’âme qui s’exprime par
l’ennui, le dégoût pour la prière, la pénitence, la lecture spirituelle.
L’acédie
peut être une épreuve passagère, mais peut être aussi un état de l’âme
qui devient une véritable torpeur spirituelle et la replie sur
elle-même. C’est alors une maladie spirituelle.
Pour l’Église catholique romaine, en théologie morale, l’acédie est l'un des sept péchés capitaux.
L’acédie
correspond à un concept moral, ascétique et psychologique qui a pris
des sens très différents selon les cultures et les contextes dans
lesquels il est utilisé.
Étymologie
Étymologiquement, ἀϰήδεια (prononcer « akêdéia ») signifie en grec ancien : négligence, indifférence.
Ce
nom appartient à la famille du verbe άκηδέω (prononcer « akêdéo »), qui
veut dire « ne pas prendre soin de ». On a l’image de quelqu’un qui
néglige de prendre soin de lui-même, et finit par se désintéresser de
tout.
Historique
Le concept d’acédie est des plus anciens : Évagre le Pontique au IVe siècle, puis Jean Cassien au Ve siècle,
en tracèrent ainsi les premiers portraits - comme une espèce de
« torpeur spirituelle » caractérisant ceux qui, par découragement, ne
s'empressent plus à prier Dieu.
Ce
qui pour autant ne signifie pas simplement le développement d’un
abattement léthargique, d’un état de paresse ou de passivité prostrée,
teintée de tristesse ; le mal décrit comprend au contraire également,
paradoxalement, des états de suractivité, d'agitation, de fébrilité
physique et mentale.
Ambiguïté
du tableau donc, pleinement assumée, qui ne fait que fidèlement
refléter, selon Évagre, les contradictions de l'acédie - entrelacement
complexe de dynamiques contraires : « l'acédie est un mouvement
simultané, de longue durée, de l'irascible et du concupiscible, le
premier étant furieux de ce qui est à sa disposition, le dernier
languissant après ce qui ne l'est pas ».
L’acédie est donc d’abord un vice monastique. Cassien lie l’acédie à la tristesse qui empêche toute contemplation.
Ce
vice offre de multiples rejetons : l’oisiveté, la somnolence,
l’inquiétude, le vagabondage de l’esprit, la verbosité et la curiosité.
L’instrument de lutte contre ce vice est donc le travail manuel.
Vice
instable, absorbé par la tristesse dans les réflexions théologiques,
elle apparaît vite comme obsolète pour Grégoire le Grand, mais les
écrits monastiques perpétuent sa présence comme « rébellion du corps aux
contraintes auxquelles il est soumis à l’intérieur du monastère »
(Pierre Damien).
Faiblesse
du corps pour les uns, elle est faiblesse de l’esprit pour d’autres
comme Bernard de Clairvaux et Adam Scot qui la comprennent comme « une
interruption du chemin de perfection sur lequel s’est engagé le moine ».
Thomas
d’Aquin pose les enjeux de manière efficace en posant la question des
causes : l’acédie est à envisager différemment selon que son origine est
louable (s’attrister de ses péchés) ou blâmable (convoiter un bien
impossible).
Dès le XIIIe siècle l’acédie devient un vice commun et non plus spécifiquement monastique.
L’acédie
laïque est différente de la monastique : oisiveté, indolence, paresse,
sont plus visibles et plus blâmables que la tristesse du moine.
Les textes pastoraux, sermons d’éducation, prédications, utilisent ce thème aux XIVe-XVe siècles,
jusqu’à son entrée dans les textes laïcs où elle est vue en termes de
langueur, amertume et ennui : son entrée dans le cercle laïc modifie
l’acédie en mélancolie.
Paresse
chez les moines, mélancolie chez les laïcs : ce vice, considéré comme
trop instable, est écarté de la classification à la fin du Moyen Âge.
Sens religieux, un péché capital
L'acédie
figure depuis le Moyen Âge dans la liste des péchés capitaux, le terme
venant de la Bible grecque, la Septante, où elle avait le sens général
de négligence et d'indifférence, avant que s'ajoute celui de chagrin et
surtout d'ennui.
Le catéchisme la garde dans sa liste des péchés capitaux : « la paresse ou acédie ».
Cette
transformation historique d'un sentiment intérieur, un manque de goût
(pouvant aller jusqu'à la tristesse spirituelle), à une attitude
extérieure, la paresse, est révélatrice de la civilisation du travail.
Ainsi,
l'acédie désigne l’état de quelqu’un qui est en perte de foi, ou du
moins ne la ressent plus, dont le doute l’emporte sur la croyance, et
qui cesse de faire des efforts par l’étude et la connaissance de Dieu et
les pratiques religieuses telles que la prière, l’adoration, les
lectures saintes, la participation régulière aux offices et le service
du prochain.
Le
mot ne figure plus dans les dictionnaires, mais le catéchisme en parle
encore comme d'une forme de dépression due au relâchement : il mentionne
l'acédie à propos des tentations contre la prière, « une tentation à
laquelle la présomption ouvre la porte ».
L'état
d’acédie peut avoir plusieurs causes : la responsabilité morale du
patient (péché), la maladie, une épreuve de type mystique.
Les
trois causalités peuvent d'ailleurs être solidaires, puisque tout homme
est pécheur et appelé au salut par une voie de purification qui passe
par les épreuves ordinaires de la condition humaine.
Jean-Charles
Nault considère que l'acédie, péché monastique par excellence, que les
anciens moines avaient tant étudiée, mais dont on ne parle pratiquement
plus aujourd'hui, constitue un obstacle majeur dans le déploiement de
l'agir de tout chrétien. Il prône une reprise en compte de l'acédie dans
la morale actuelle.
Robert Faricy considère que l'acédie est la principale forme d'indifférence religieuse.
Ces dernières décennies, on a affaibli le sens de l’acédie en la réduisant à la simple « paresse ».
Pourtant,
les deux termes ne sont pas synonymes, puisque l'acédie se traduit dans
les sociétés contemporaines par l'indifférence religieuse, alors que
l'importance du facteur travail dans l'économie montre que nous ne
sommes pas dans une société de paresse.
Élargissement du concept à d'autres domaines
Ce
concept s’est élargi au long des siècles en englobant des notions aussi
différentes que celles de fatigue, paresse, ennui, accablement,
aboulie, désintérêt, mélancolie, spleen romantique, désenchantement,
dépression, crise morale.
Du
point de vue de la psychologie contemporaine, il s'agit d'un trouble du
comportement conduisant la personne qui en est atteinte à ne plus
prendre soin d'elle. Dans le cas extrême, la personne cesse toute lutte
pour survivre et s'abandonne à la mort.
Tableau descriptif
Ces
premières descriptions de l'acédie furent suivies d'autres nombreuses
au travers les siècles, dressant toute une symptomatologie l'assimilant
au phénomène aujourd'hui qualifié d'anxio-dépression.
Sur
son premier versant, l'acédie correspond ainsi à une suractivité des
fonctions psychiques, entraînant des réactions d'extériorisation
idéïques et motrices caractérisées par :
I)
une excitation motrice, que manifestent une hyperactivité stérile, une
agitation continue, une fébrilité et une instabilité chroniques ;
II)
une exaltation psychique, que signent une forte exacerbation de la
vigilance et des comportements de logorrhée, de diffluence, de ludisme,
mais aussi d'euphorie et de forte labilité émotionnelle ;
III) des raptus agressifs ;
IV) des accès d'éréthisme.
Après
Évagre et Cassien, les descriptions s'accumulèrent ainsi au cours des
siècles qui, telle celle tracée par Bernard de Clairvaux (PL 184 -
538 d), montrèrent que c'est à un « cœur dévié, vain et vagabond » que
l'on a alors affaire – un « esprit instable, errant et fugitif, se
tournant de tous côtés, flottant de tous côtés », voulant et ne voulant
plus, changeant d'avis, alternant ses désirs, « comme une feuille
soulevée par le vent tourbillonnant ».
Alors,
les « paroles importunes, frivoles et nuisibles, l'instabilité du
mouvement de l'esprit et des actions du corps, l'inquiétude également,
s'accumulent comme une armée en rangs serrés » (Adhelme, PL 89 - 285a).
Sur
son second versant, l'état acédieux comporte un ensemble de symptômes
qui constituent la sémiologie dépressive classique : perturbations
affectives, cognitives, conatives, mais aussi troubles somatiques se
traduisant (s'extériorisant) notamment :
I)
sur le plan conatif, par une inertie, une asthénie, mais aussi une
fatigabilité accrue, une tendance au retrait social, à l'isolement.
L'individu subit alors une perte de l'élan vital, un ralentissement
psychomoteur tel que sa démarche et ses gestes se font lents, et rares,
sa mobilité est diminuée jusqu'à même l'adoption d'un état prostré ;
II)
sur le plan affectif, par un état général d'abattement, une mimique
appauvrie, un regard de moindre expressivité et une faible réactivité
émotionnelle - les représentations, les contenus de pensée subissant
alors un ensemble de distorsions pathologiques subtiles : un sentiment
inhabituel de tristesse marquée, de découragement, de désespoir
accompagnant tous les actes et envahissant toutes les pensées ; un état
d'anhédonie et de désintérêt généralisé à l'encontre de toutes, ou
presque toutes, les activités habituelles, persistant durant une période
prolongée ;
III)
sur le plan cognitif, enfin, par un ralentissement psychique global,
une forte inhibition intellectuelle, que caractérise une baisse
significative de la qualité des raisonnements tenus – baisse liée,
notamment, à l'apparition de difficultés en matière d'attention et de
concentration. Le raisonnement est également ralenti, moins efficient,
et l'imagination globalement appauvrie, subissant une rumination
obsessionnelle des mêmes idées. L'individu devient alors indécis et
incapable d'idées neuves. Le discours est réduit, avec de longs délais
de réponse aux questions pouvant même aller jusqu'au mutisme : Dante, en
sa Divine Comédie, longtemps après Évagre et Cassien, figurait ainsi
les coupables du péché d’acédie bâillonnés en enfer.
Tableau explicatif
Si
donc, au regard de ses descriptions historiques, l'acédie paraît
relever du syndrome de l'anxio-dépression, elle en est un cas singulier -
résultant de facteurs particuliers.
L'identification de ces derniers a constamment varié dans le temps, en fonction des observations épidémiologiques.
Évagre
et Cassien, et tous ceux les suivant immédiatement, figuraient ainsi
l'acédie comme un mal n'affectant que les seuls moines.
Puis,
très progressivement, ce mal apparut comme un vice universel, menaçant
tout chrétien dans sa fidélité à l'amitié divine - Jonas d'Orléans (PL
106 - 245,246 da) au IXe siècle, étant l'un des premiers à observer que l'acédie n'affecte pas seulement les clercs, mais également les laïcs.
Pour autant, l'idée demeura longtemps encore selon laquelle, suivant en cela Galland de Rigny, au XIIe siècle,
ce vice ne concerne pas n'importe quel laïc : l'acédie était alors
figurée ne pas s'attaquer « à de quelconques séculiers et aux gens qui
n'entretiennent rien au plan spirituel ».
Puis
l'acédie n'apparut progressivement plus essentiellement liée aux seules
affaires spirituelles, mais également relative aux questions laïques - à
tout effort, quel qu'il soit. Alain de Lille, au XIIe siècle, observait ainsi que « c'est elle, l'acédie, qui éloigne le chrétien de la charrue (...).
C'est
elle, l'acédie, qui redoute d'entreprendre des choses importantes, qui
répugne aux projets : tous, quel qu'en soit le nombre, lui sont pesants,
tous difficiles, en rien légers ».
L'acédie
devint ainsi un mal économique, nuisant non seulement au progrès
spirituel de l'humain, de l'humanité, mais également à son progrès
matériel.
En
conséquence de quoi, alors même qu'elle constituait l'un des concepts
parmi les plus essentiels de la spiritualité traditionnelle, l'acédie a
progressivement été négligée dans la catéchèse moderne.
Plus précisément, à l'acédie a été finalement substituée la notion très euphémisée et banalisée de « paresse ».
Et
ce, alors même qu'Évagre n'avait jamais mentionné la torpeur ou la
langueur d'esprit, et avait au contraire tracé de l'acédieux un portrait
d'individu hyperactif (insuffisamment contemplatif) et non pas passif -
évolution ou plutôt involution sémantique très caractéristique d'un
lent déplacement des problématiques sociales, du théologal au moral, et
de l'avènement finalement d'un ethos et d'une éthique de la production,
d'une focalisation progressive des préoccupations individuelles et
collectives sur l'économique.
La
modernité paraît ainsi marquée par la valorisation des attitudes
actives contre celles contemplatives, par l'affirmation du pouvoir des
hommes sur la nature, par la glorification de l'homme comme « maître et
possesseur de la nature ».
Dans
ce cadre idéologique, le travail est à ce point devenu d’importance -
au point que l'on en est venu à passer du travail forcé aux forcenés du
travail : nombre d'individus investissent plus à présent dans leur
carrière que dans toute autre activité, en sont venus à ne plus mesurer
leur valeur personnelle qu'à travers le travail qu’ils accomplissent.
Nombre
d'individus éprouvent de la fierté à beaucoup travailler, à être très
occupés, très « affairés » – cela même apparaissant comme un signal de
haut statut social, de grande contribution à l'environnement social.
Sur
le fond, revenant à présent à l’analyse causale du mal acédiaque, il
ressort finalement des descriptions effectuées par les théologiens que
l'acédie naît d'une espèce d'« habituation pathologique ».
Tout
se passe ainsi comme si l'individu subissait un défaut de
gratifications - comme si, surtout, ce qui normalement, habituellement,
était source de plaisir ou, mieux encore, devrait être source de
plaisir, ne l'était soudainement plus.
De
là le désespoir, et les mouvements de révolte - caractéristiques de ce
que, métaphoriquement, ce n'est pas de « satiété » dont il s'agit ici,
mais d'une nausée : ce n'est pas seulement que l'individu n'en peut
plus, qu'il n'en veut plus, mais également, et surtout, qu'il lui faut
éprouver du désir pour une activité qui ne lui procure plus de plaisir,
sinon même qui lui est devenue source de déplaisir.
L'acédie résulte ainsi, essentiellement, de ce que les activités accomplies ne délivrent plus le plaisir escompté.
L'expérience
de l'acédie ne relève ainsi nullement de la paresse, de quelque espèce
de négligence de ses obligations, de ses devoirs, de quelque espèce
d'insouciance, mais d'une faillite des espérances, d'un excès d'attente.
L’acédie aujourd’hui
Deux axes se distinguent dans la symptomatologie.
Tout
d'abord un pôle atonie-psychasthénie se caractérise par un manque
d'entrain au travail, voire un net ralentissement ; d'autre part, un
pôle agitation-hypersthénie se dégage à travers l'hyperactivité du
sujet.
L'acédie atonique, adynamique, prive l'individu de sa capacité à « commencer » ; elle le paralyse dans son action inchoative.
L'acédiaque
est immobilisé par une pensée logique lancinante et insinuante, une
rumination mentale qui mine le processus décisionnel. Alors s'explique
la haine du lieu et du travail.
Le sujet se sent seul alors qu'il recherche la solidarité et le réconfort du collectif de travail.
Cette
acédie le pousse à rêver de « trouver facilement ce dont il a besoin,
et exercer un métier moins pénible et qui rapporte davantage » (Lecomte,
1991).
L'acédie finit donc par creuser le lit du mécontentement et de la contestation.
L'acédie est une force d'inertie, une langueur d'esprit, une pesante
répugnance, une charge bien difficile à supporter pour soi-même.
L'individu est ravagé par l'envie de démission. Il se sent
dépersonnalisé.
En ces termes, l'acédie est proche de la psychasthénie de Janet (1919).
Toutes ces manifestations ralentissent la thymie, alors que le productivisme moderne demande d'être très sthénique et passionné.
A contrario, l'acédie peut être également une passion qui se manifeste par une fébrilité et une agitation.
L'acédiaque cherche à donner du sens à sa vie et pour ce faire, il s'agite.
Ainsi
l'acédie s'associe à l'itinérance, y compris professionnelle, car
l'acédie frappe essentiellement le gyrovague sans cesse menacé par la
mélancolie du déménagement et du vagabondage professionnel.
La
victime aimerait changer d'environnement de travail tous les jours car
le mouvement lui est salutaire et lui donne l'impression de progresser.
En effet, l'acédie hypersthénique se caractérise par le niveau élevé du tonus psychologique.
L'acédiaque
dynamique fuit la confrontation avec lui-même par un surcroît
d'activité, par une boulimie « laborieuse » : il se réfugie dans le
workaholism, pour éviter de se poser des questions d'ordre existentiel.
Ce
type de personnalité est capable de brasser une multitude d'activités
en même temps sans forcément pousser chacune d'entre elles jusqu'au
bout.
Bien entendu, hyperactivité et anxiété sont étroitement liées.
Le
rapport particulier que l'acédiaque entretient avec sa propre angoisse
existentielle, loin de se montrer paralysante, peut-être au contraire
profondément motrice.
Pour
se sentir exister et pour se rassurer, l'acédiaque sthénique a besoin
de vivre comme un gagneur en cherchant le défi, le challenge, la
difficulté.
Dans son esprit, il a l’obligation d’être fort, de ne pas perdre et de ne pas s’avouer faible.
L'agitation
fébrile décrite si justement par Évagre le pousse à abattre une grande
quantité de travail sans s'occuper du nombre d'heures de présence.
En ce sens, il est apprécié de ses employeurs car il donne l'impression d'être un vrai « battant ».
Il ne semble jamais fatigué. Sa trépidation devant le vide angoissant le pousse à fuir l'inaction.
Il a peur de lâcher prise et de ne plus faire le poids face à la dynamique de la vie économique.
Le
mouvement perpétuel est une fuite en avant pour briser le cercle
vicieux de l'angoisse et du néant (errance professionnelle,
déménagements incessants).
Il compense son amertume et son mal-être par une suractivité, une surabondance de tâches.
Il travaille comme un fou sur la chaîne, dans l'atelier tôt le matin, sur l'ordinateur tard dans la nuit.
Au
paroxysme de l'hyperactivité, l'agitation excessive, nerveuse,
inquiète, indique un état d'excitation intense caractéristique de l'état
maniaque.
Si le travailleur complète ce trait maniaque par du sens, sa vie devient alors significative.
L'acédiaque sthénique compense la mise en sommeil de ses idéaux par des combats qu'il trouve à l'extérieur de lui-même.
Si
tel n'est pas le cas, l'acédie finit par remettre en cause l'engagement
de l'individu vis-à-vis de son employeur : le sujet oublie son
« contrat », moral ou officialisé.
Il perd de vue le but initial de sa mission auquel il s'était jusqu'à présent consacré (Monbourquette, 2001).
L'acédie le coupe de ce qui a fait sa vie antérieure, de son métier et de son entreprise.
L'acédiaque tente de récupérer sa vie après avoir risqué de la perdre dans des choix stratégiques inappropriés.
Il fuit ainsi vers un hypothétique futur idéalisé, mais mirifique.
Et dans cette quête d'un absolu qui lui semble inaccessible, il se perd dans les méandres de son esprit torturé.
L'acédiaque doute effectivement de lui-même et de la finalité de son existence.
La pusillanimité accompagne l'acédiaque qui a perdu tout espoir d’avenir meilleur.
La symptomatologie de l'acédie confirme la régression de l'acédiaque et son dérèglement comme son aveuglement.
L'absence de vision claire et objective qui accable l'esprit et l'assiège constitue une pièce maîtresse du processus acédiaque.
L'acédie est une perte de sens de la vie qui se vide de sa substance par une absence de regard positif sur soi.
Devenu
triste de ne pas avoir réussi tout ce qu'il avait rêvé de faire,
l'acédie devient rejet de l'implication et de l'efficience.
Acedia
est une absence de finalité qui se traduit par un mal de vivre
désorganisateur, une mal-vie déstructurante (Larue, 2001) dont les
causes s'originent dans la propre conception philosophique de
l'individu.
L'acédiaque est touché par un sentiment intense de déprise sur le monde.
Il
a perdu ses valeurs, ses repères, et cherche à récupérer celles qu'il a
dû mettre de côté pour s'insérer dans le monde socio-économique.
C'est la crise décrite par Jung entre la première phase de la vie laborieuse et la seconde.
L'acédie, donc, apparaît comme la tentation du découragement, du laisser-être comme du laisser-faire et de la démotivation.
C'est une tentation à l'oisiveté, une tourmente intérieure ou passionnelle qui fait perdre le rapport mesuré à l'environnement.
Il en ressort de l'abattement et un sentiment d'inutilité. Pour se
sortir du marasme, le besoin de distraction se fait sentir, d'où la
marche en avant perpétuelle et l'attrait de la nouveauté
rafraîchissante.
L'acédie est une pathologie de la motivation et de la volonté.
On y trouve les tentations du désintérêt et du vagabondage.
Dans
l'acédie, ce n'est pas l'action qui est en cause, ce sont d'abord les
tentations souterraines qui minent le processus décisionnel d'aller de
l'avant.
L'acédie est d'abord un sentiment de l’« à quoi bon ? » (Charbonneau, 2002) qui habite l'homme, douteur et indécis.
Bernard Forthomme établit une relation entre l'acédie monastique et l'anxio-dépression.
Il
définit la personne sujette à l'acédie comme quelqu'un qui a perdu la
« foi », dans son dieu, dans ses croyances, dans l'économie, la
politique, l'entreprise, le travail, le métier ou le collectif de
travail.
Au
fil des analyses, l'acédie s'est découverte comme un rejet de la
quotidienneté routinière. Dépression spirituelle, elle est une réaction
en opposition aux idéaux insatisfaits. L'acédie est une idéalopathie, un
« idéalisme pathologique » (Millet, 1994 : 4). C'est également une
« béance » (Dethy, 2003 : 141), une faille entre une aspiration jamais
comblée, une convoitise, et ce que le sujet croit pouvoir obtenir. C'est
aussi un empêchement symbolique qui signifie l'impossibilité d'accès à
la puissance et à la maîtrise totale. L'acédie castratrice marque la fin
de l'évolution, moment où le sujet comprend ou pressent qu'il a des
exigences professionnelles irréalisables. Son désir toujours renouvelé,
produit de son imaginaire fertile, est inassouvissable. L'acédiaque,
névrosé parce qu'en quête de la mission qu'il a à remplir sur terre, est
l'éternel insatisfait. Quant à toutes les teneurs idéo-affectives qu'il
ne parvient pas à faire cadrer avec l'activité professionnelle, elles
sont sacrifiées au détriment d'une image idéale de lui-même, sur
laquelle il voudrait se modeler.
La
crise d'acédie est aussi liée au processus d'individuation (au sens
jungien du terme) dont le but est l'édification du Soi (Jung, 1964).
Sans cette re-naissance, l'acédiaque risque de tomber dans les états
confusionnels ou pathologiques. L'acédie est l'épreuve de soi au sein
d'une phase de transition crépusculaire entre deux étapes importantes de
la trajectoire, d'où la difficulté de la deviner à temps. Pourtant, des
examens psychométriques spécifiques peuvent la débusquer aisément et un
travail psychanalytique permet de la circonscrire et d'anticiper la
crise.
Toujours
annonciatrice d'une pathologie latente, l'acédie se situe entre la
bonne santé et la maladie : c'est un état de liminarité. Si l'acédie a
quelques pertinences par rapport à la dépression, à la mélancolie ou au
simple ennui de la vie, surtout professionnelle dans ce qui nous
intéresse, elle n'en est pas moins précurseur par les menaces pour la
santé qu'elle sous-tend.
L'acédie
n'est pas une « simple » dépression au sens psychiatrique du terme.
C'est une crise existentielle liée à un idéal élevé, à une ambition
spirituelle, sociale ou professionnelle, à une norme, à une performance
et à une exigence d'efficacité que l'acédiaque miné par son obsession
s'impose. L'acédie est intimement liée au désir de réussir, même au
cours d'une pratique professionnelle modeste. Mais l'acédiaque souffre
de devoir faire effort pour atteindre le dessein qu'il s'est fixé. Il
voudrait le réaliser spontanément, sans lutter, sans se forcer.
L'acédie
n'est pas non plus identifiable à la mélancolie car celle-ci se
distingue d'elle par deux traits majeurs. D'une part, elle n'est pas
enracinée directement dans les troubles de l'humeur même si elle en
comporte des signes. D'autre part, elle ne prétend pas à une élévation
liée au pouvoir de création de l'artiste ou au savoir de l'expert, qu'il
soit politique, militaire, économique, technique ou scientifique.
Ainsi,
l'acédie, de par son côté sournois et discret de prime abord, se montre
dangereuse. Car une fois que la personne en prend vraiment conscience
et qu'elle en subit le fardeau, il est déjà trop tard, d'autant plus
qu'elle se présente souvent au tournant de la vie (Jung, 1964). Car la
crise se passe aussi par excellence au mitan de la vie, comme crise du
milieu de la vie (Millet, 1993). Ces maux frappent dans la quarantaine,
âge des mutations brutales, des ruptures avec la famille et/ou
l'ancienne profession, voire des conversions radicales (Papieau, 2000).
En ce qui concerne la crise du milieu de la vie, référence explicite est
faite à l'acédie sous ses formes romanesques modernes (Bourget 1914)
et, notamment, en faisant référence au démon de midi. Le démon de midi,
la midlife crisis (Cauvin, 1994), est un cortège de signes souvent
négatifs qui désigne cette période entre deux phases : celle de la
première moitié de la vie et celle de la seconde moitié. Sur le plan
jungien, il n'y a pas ici de hasard : c'est surtout l'inconscient qui
surgit, avec d'autant plus de force qu'il aura été plus longuement et
sévèrement refoulé. Le travail sur l'inconscient nous a conduit à nous
intéresser aux traits de caractère de nos acédiaques.
Par
son côté paranoïaque, l'acédiaque est un rebelle contre sa condition et
contre un système oppressant et aliénant qu'il ne peut plus supporter.
C'est un contestataire en puissance dont l'agressivité est prête à
surgir. Il peut, dans ce cas-là, sortir de sa torpeur. Alors, le côté
paranoïaque de combat se manifeste par la surestimation de soi,
l'absence d'autocritique et la fausseté du jugement, la méfiance, la
susceptibilité et les difficultés de l'insertion sociale. Nos
acédiaques, idéalistes rêveurs, sont aussi paranoïaques de souhait car
ils élaborent le monde, y compris celui du travail, selon un « système »
théorique pseudo-logique.
L'acédie
est une forme d'anxiété, une absence de sérénité, qui conduit in fine à
ce qu'Évagre appelait un « relâchement de l'âme », terrain d'élection
de la névrose. Constante, elle résulte de la tension liée aux conflits
et à la lutte inconsciente entre les instincts de départ (la fuite) et
de rébellion (l'agressivité). La personnalité anxieuse de nos
acédiaques, permanente ou paroxystique, à expression psychologique et/ou
somatique, se caractérise par un état de tension pénible et fatigant
sur un fond de labilité émotionnelle, d'irritabilité, d'hyperréactivité
aux stimuli de l'environnement. La crainte du pire, le sentiment
d'insécurité font rechercher la présence d'un entourage protecteur. Ce
qui explique toute l'ambiguïté de l'acédiaque qui recherche la sécurité
que lui apporte le collectif et qui n'a qu'un désir : le quitter pour
d'autres cieux plus cléments.
Pour
résumer, en période de transition (Roques, 1999), au milieu de la vie,
l'individu se pose des questions sur un passé qu'il ne veut plus et sur
un avenir hypothétique qu'il ne maîtrise pas (Erikson, 1972). À partir
de là, trois chemins se présentent à lui :
I)
la compensation : hypersthénique, le sujet ignore l'appel de son
inconscient qui se manifeste par les signes perturbateurs et s'investit
encore plus dans son travail. Il donne d'ailleurs satisfaction mais
risque, à terme, l'épuisement professionnel s'il ne gère pas comme il le
faudrait son énergie ;
II)
la décompensation : asthénique, il risque de tomber dans les troubles
de l'humeur. Pour maintenir sa sthénie à un niveau acceptable, il lui
faut des « béquilles » de soutien (caféine, nicotine, alcool, drogues,
excitants psychotoniques, médicaments) ;
III)
l'individuation : il anticipe la problématique de la crise acédieuse du
mitan et se fait assister par un spécialiste pour passer le cap de la
phase liminaire (entre le « plus jamais » et le « pas encore »).
D'un
côté plus concret, l'acédie s'extériorisant en milieu du travail se
caractérise par une baisse de l'implication, de l'efficacité et de
l'efficience. Sur un plan strictement médical, l'acédiaque peut glisser,
s'il n'est pas pris en charge, vers la maladie, anxio-dépression
notamment.
Dans
une phase intermédiaire, la mésaise peut se traduire par du burn-out
pour l'acédie hypersthénique ou par de la psychasthénie pour la forme
asthénique.
Dans
tous les cas, il y a des coûts directs et indirects pour l'entreprise.
Nous pensons notamment aux absences à répétition et aux baisses de
productivité.
Pour
autant, la littérature concernant les entreprises ne tient généralement
pas compte des dysfonctions de la condition humaine qui recèle une
infinité de réalités irrationnelles, de « bizarreries
comportementales ».
Certaines
de ces particularités sont favorables à l'entreprise, d'autres lui sont
nuisibles. Nombre d'entre elles sont à double tranchant, comme l'acédie
bipolaire, et n'apportent de valeur ajoutée que si elles sont gérées
avec circonspection et savoir-faire.
D'où
l'intérêt d'en prendre conscience pour les prévenir. L'acédie a aussi
quelque rapport avec le plateau de carrière (Tremblay & Roger, 1993)
en ce sens où le ralentissement ou la fin de l'évolution de carrière
peut susciter des réactions négatives et entraîner une détérioration de
l'efficacité individuelle et organisationnelle (Tremblay & Roger,
1995) sous la forme d'acédie.
Bref,
l'acédie se révèle être un processus insidieux. Pour s'en débarrasser,
elle demande donc une reconstruction de l'édifice mental.
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