Notre-Dame de Casalibus
(Saint-Pierre de Chartreuse)
Dans
l'intérieur de ses montagnes, tantôt couvertes de sombres forêts
entremêlées de délicieuses prairies, tantôt nues et arides, aux formes
imposantes et sévères, n'offrant dans leurs intervalles que des déserts
ou des torrents, le Dauphiné recèle une solitude célèbre, sanctifiée par
le sacrifice et la prière, visitée par tous ceux que charment la vue de
la belle nature, le spectacle de la piété, les mœurs et les souvenirs
d'un autre âge : c'est la grande Chartreuse avec ses vastes édifices,
ses arbres gigantesques, ses montagnes grandioses, tout son paysage si
imposant.
Ce
lieu, où l'on entend, au milieu du silence le plus profond, de si
belles, de si utiles leçons, sera aujourd'hui le terme de notre
pèlerinage. .
Nous
ne nous arrêterons pas précisément à l'antique monastère où tant de
vrais sages, désabusés des erreurs et des préoccupations qui captivent
la plupart des hommes, convaincus du néant et de la misère des choses
d'ici-bas, altérés et affamés de vérité et de justice, vivent et se
succèdent les uns aux autres depuis plus de six siècles, morts au monde
et à eux-mêmes, donnant pour aliment à leurs esprits les maximes
éternelles, et à leurs cœurs la loi de Dieu avec les chastes délices
qu'elle procure à ceux qui en ont l'intelligence et qui la pratiquent
dans toute sa perfection.
Que de choses ne nous diraient pas la vue de ces pieux solitaires, le silence qui les entoure, la modestie, la gravité qui règle toutes leurs démarches, le calme angélique qui se peint sur leurs visages, l'irradiation de joie surhumaine qui semble les couronner d'avance de l'auréole céleste ! Oh ! heureuse solitude ! ô seule béatitude que celle que l'on trouve en Dieu et en Dieu seul ! 0 beata solitudo ! O sola bealitudo ! s'écriait saint Bernard, revenant à sa retraite de Clairvaux, comme la colombe à l'arche bien aimée, après le tumulte des affaires que les papes et les rois ne pouvaient se résoudre à décider sans lui !
Mais un tel sujet absorberait toutes nos pensées, et nous détournerait de notre but.
C'est la Vierge sainte que nous sommes venus chercher au milieu de ces montagnes, qui posent comme un rempart infranchissable entre le monde et les pieux solitaires qui lui ont dit, avant leur dernier jour, un éternel adieu.
Elle ne peut manquer de se rencontrer ici.
Partout où la foi fait germer et croître de solides vertus, partout où il y a des esprits à éclairer et des cœurs à détacher des vanités d'ici-bas, partout où il y a de fragiles enfants d'Adam qui réclament du ciel force et secours, elle s'offre aux regards, ouvrière infatigable, guide sûre, dispensatrice libérale des dons d'en-haut, Mère pleine de bonté dont la grande mission est de répandre un baume tout puissant sur les blessures que nous causent les épines dont est semé notre exil, de nous rappeler la vraie patrie et de nous diriger vers elle en nous faisant quelquefois éprouver un avant-goût de ses inénarrables douceurs.
Que de choses ne nous diraient pas la vue de ces pieux solitaires, le silence qui les entoure, la modestie, la gravité qui règle toutes leurs démarches, le calme angélique qui se peint sur leurs visages, l'irradiation de joie surhumaine qui semble les couronner d'avance de l'auréole céleste ! Oh ! heureuse solitude ! ô seule béatitude que celle que l'on trouve en Dieu et en Dieu seul ! 0 beata solitudo ! O sola bealitudo ! s'écriait saint Bernard, revenant à sa retraite de Clairvaux, comme la colombe à l'arche bien aimée, après le tumulte des affaires que les papes et les rois ne pouvaient se résoudre à décider sans lui !
Mais un tel sujet absorberait toutes nos pensées, et nous détournerait de notre but.
C'est la Vierge sainte que nous sommes venus chercher au milieu de ces montagnes, qui posent comme un rempart infranchissable entre le monde et les pieux solitaires qui lui ont dit, avant leur dernier jour, un éternel adieu.
Elle ne peut manquer de se rencontrer ici.
Partout où la foi fait germer et croître de solides vertus, partout où il y a des esprits à éclairer et des cœurs à détacher des vanités d'ici-bas, partout où il y a de fragiles enfants d'Adam qui réclament du ciel force et secours, elle s'offre aux regards, ouvrière infatigable, guide sûre, dispensatrice libérale des dons d'en-haut, Mère pleine de bonté dont la grande mission est de répandre un baume tout puissant sur les blessures que nous causent les épines dont est semé notre exil, de nous rappeler la vraie patrie et de nous diriger vers elle en nous faisant quelquefois éprouver un avant-goût de ses inénarrables douceurs.
Et, en effet, la Vierge sainte se présentera bientôt à nous, sur ce confin du monde, dans un de ses sanctuaires chéris.
Elle a présidé à la naissance de l'Ordre qui fait fleurir la solitude et qui lui prête de si puissants attraits, elle en a béni les accroissements, multiplié les rejetons ; elle en a protégé tous les âges et elle ne cessera jusqu'à la fin des siècles, nous en avons la douce confiance, de conserver en lui dans toute sa vigueur cet esprit primitif, sève abondante qui lui fait produire des fruits qui font les délices des deux.
Saint Bruno, dont la Providence se servit pour fonder l'Ordre des Chartreux qui devait donner tant de justes au ciel et de si beaux modèles à la terre, naquit à Cologne d'une famille noble et vertueuse, vers l'an 1035.
Dès ses premières années, il étonna ses parents et ses maîtres par la pénétration et la solidité de son esprit, en même temps qu'il les charmait par l'heureux assemblage des belles qualités et des précoces vertus qu'ils découvraient en lui.
Il continua et acheva les études commencées sous le toit paternel, dans l'école de Reims, qui jouissait à cette époque d'une grande célébrité.
De retour à Cologne, Bruno entra dans les ordres sacrés, et il sentit son cœur s'embraser de zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, et prenant le Sauveur lui-même pour modèle, il parcourut les villages et les bourgs, invitant les peuples à la pénitence et à la pratique de ta loi évangélique.
Gervais, archevêque de Reims, réussit à faire tourner à l'avantage de son église un mérite et des talents qui s'annonçaient avec tant de supériorité : le saint devint successivement chanoine, théologal, chancelier, recteur ou modérateur des grandes études de la ville, et inspecteur de toutes celles du diocèse.
Le digne prélat qui lui témoignait une confiance si bien justifiée par les succès qu'il obtenait, étant mort, Manassès usurpa par des voies iniques ce grand siège.
Bruno ne pouvait ni conniver au scandale, ni vivre en paix avec un tel pontife ; après une lutte qui n'eut d'autre effet que d'attirer sur lui la persécution de la part de Manassès, il résolut de quitter le monde, résolution qui ne changea pas, lors même que le calme fut rendu à l'église de Reims par la déposition de celui qui en avait envahi le siège.
Avec quelques amis que la conformité la plus intime de vues et de sentiments lui unissait , il fit vœu de renoncer à tout pour embrasser la vie monastique.
Mais l'éclat de ses vertus et de sa renommée avait fait naître des pensées bien différentes autour de lui ; on voulait l'élever sur le siège de Reims, et l'humble Bruno, pour échapper à des prières et à une sorte de violence qui aurait si visiblement contrarié les desseins que le ciel lui inspirait, dut s'enfuir secrètement, et aller chercher un asile à Paris. Là, un prodige vraiment affreux fut, dit-on, le motif qui l'excita puissamment à s'acquitter sans délai du vœu qu'il avait fait.
Le Saint ayant eu la dévotion de prier dans la chambre d'un docteur que quelques-uns nomment Raymond Diocres, personnage célèbre de l'époque, qui venait de mourir, voilà que tout-à-coup le défunt, levant par trois fois la tête hors du cercueil, dit fort distinctement : Je suis accusé par le juste jugement de Dieu... Je suis jugé par le juste jugement de Dieu... Je suis condamné par le juste jugement de Dieu ; et, selon le témoignage de plusieurs auteurs, ce fut à ces paroles qui commencent la première leçon du deuxième nocturne de l'office des Morts : Respondemihi: quantas habeo iniquitates et peccata.... que le docteur fit entendre ces plaintes effrayantes.
Bruno, quittant Paris presque aussitôt qu'il y était venu, se rendit, avec quelques compagnons, à Molesme, dans le diocèse de Langres, où était un monastère fondé depuis peu sous la règle de saint Benoit.
Ils menèrent quelque temps la vie érémitique soit en ce lieu, soit à Sèche-Fontaine, qui en dépendait, jusqu'à ce que saint Bruno ne trouvant pas encore cette solitude assez en harmonie avec l'attrait que Dieu lui inspirait pour la contemplation, prit congé du saint abbé Robert, et s'achemina avec ses compagnons, à la réserve de deux qui le rejoignirent plus tard, vers Grenoble, dont le siège épiscopal était alors occupé par saint Hugues, autrefois son disciple à Reims, bien décidés dès lors à lui demander, dans son diocèse, un lieu où ils pussent exécuter leur pieux dessein. C'était vers le milieu de l'an 1084.
Le saint évêque reçut les étrangers avec bonté et crut rencontrer dans leur démarche l'explication d'un songe ou d'une vision dont le ciel l'avait favorisé la nuit précédente.
Il lui avait semblé voir le Seigneur se bâtir un temple dans le désert appelé Chartreuse, et sept étoiles sorties de terre, et disposées en cercle, venir au devant de lui, comme pour lui montrer le chemin qui conduisait à ce temple.
Il ne laissa point cependant de leur mettre sous les yeux les difficultés qu'aurait le genre de vie qu'ils allaient embrasser ; il leur parla des horreurs de la solitude qu'il allait ouvrir à l'esprit de pénitence qui les animait : les voyant fermes et inébranlables dans leur résolution, il s'offrit de les conduire lui-même à la Chartreuse et de leur céder tous les droits qu'il pouvait avoir à sa possession.
Vers la fête de saint Jean-Baptiste, le prélat et les futurs anachorètes se mirent en route vers le désert de la Chartreuse, éloigné de six heures de chemin de la ville de Grenoble, et ils y arrivèrent par des chemins presque impraticables à cette époque, après avoir franchi des montagnes escarpées, des torrents affreux, d'épaisses forêts.
Le premier soin des pieux solitaires, après avoir pris possession de cette terre promise, fut de se fabriquer, dans la partie supérieure de la vallée, un petit oratoire, sous l'invocation de la Mère de Dieu et du saint Précurseur. De là est venue, dit l'auteur de la vie de saint Bruno, la coutume qui s'observe encore à présent, que dans la formule que prononce le religieux qui fait profession, quoique l'église de la maison soit sous l'invocation de tout autre saint, il se contente de nommer la sainte Vierge et saint Jean-Baptiste, par honneur et par respect pour les premiers protecteurs de l'Ordre.
Cet ordre commençait donc sous la tutèle et le patronage de Marie, et ceux qui en étaient les premiers fondateurs élevaient sous son vocable un modeste sanctuaire destiné à couvrir de son ombre tutélaire leurs humbles commencements.
Le but qu'ils se proposaient de se vouer à la solitude et au silence pour ne s'occuper que de Dieu et des secrets de la vie spirituelle, leur avait fait choisir l'endroit du désert le plus pittoresque peut-être et le plus propre à leur inspirer des pensées d'isolement et de retraite.
Seulement il n'y avait pas d'eau dans l'emplacement où ils s'étaient fixés, et comme tout devait être merveilleux dans l'établissement d'un Ordre si éloigné de l'esprit et de la vie du monde, le nouveau Moïse qui guidait Bruno et ses compagnons dans la terre de promission, saint Hugues frappa le rocher et en fit jaillir la source qui depuis a été désignée sous le nom de fontaine de saint Bruno.
Les solitaires construisirent ensuite pour leurs demeures d'humbles cabanes, adossées aux quartiers de rocher qui avaient roulé des montagnes voisines.
Chaque religieux avait d'abord la sienne ; mais bientôt le nombre de ceux que l'attrait de la vie érémitique amenait à la Chartreuse croissant toujours, ils durent, en attendant qu'on eût fait de nouvelles cellules, partager les leurs avec ces nouveaux frères.
Suivant la tradition de l'ordre, saint Bruno avait fixé son habitation au lieu même où l'on voit aujourd'hui une chapelle qui porte son nom ; et ne trouvant pas encore cette retraite assez profonde, il s'éloignait une partie de la journée de l'enceinte où s'était fixée la communauté, s'enfonçait dans la forêt, cherchait de préférence les endroits les plus âpres et les plus sauvages, et là, vu et entendu de Dieu seul, il se livrait à de mystérieuses contemplations.
L'église, que les premiers Chartreux s'étaient empressés de bâtir, étant terminée, saint Hugues remonta vers le désert, et il eut la consolation de la consacrer solennellement en l'honneur de Marie et du saint Précurseur ; elle était située à l'endroit même où se trouve aujourd'hui la chapelle de Notre-Dame de Casalibus, et elle avait été construite aux frais du saint prélat.
Non content de témoigner par ce nouveau trait de générosité aux serviteurs de Marie le tendre intérêt qu'il leur portait, il leur fit substituer aux humbles cabanes qui leur avaient servi d'asiles depuis leur entrée dans le désert, des cellules plus solides et plus capables, quoiqu'elles ne fussent encore faites que de bois, de les mettre à couvert des rigueurs de l'hiver, bien grandes dans un pays si élevé et entouré de toutes parts d'épaisses forêts et de neiges qui couvrent le sol la plus grande partie de l'année.
Il leur fit cession, comme il le leur avait promis, de tous les biens et de tousses droits qu'il possédait dans le désert et dans les bois qui l'avoisinent.
Excités par son exemple et ses sollicitations, grand nombre de bienfaiteurs généreux s'empressèrent de concourir à un si saint établissement.
La communauté de la Chaise-Dieu, dans le diocèse du Puy, avait aussi des droits et des possessions dans les environs du monastère de la Chartreuse.
Séguin, son abbé, du consentement du chapitre, s'en dessaisit en faveur de S. Bruno.
Les biens désignés dans l'ancienne charte et le titre que les solitaires tenaient de la|libéralité de saint Hugues, sont sous la protection de la Mère de Dieu ; et ce fut dans l'église de Notre-Dame de Grenoble que fut lu publiquement devant le synode diocésain qui s'y trouvait réuni, l'acte de donation du prélat et des principaux bienfaiteurs.
Par les soins de saint Hugues, non-seulement de nouvelles cellules, mais tout ce qui est nécessaire pour la vie de communauté, cloître, chapitre, réfectoire, etc., avait été construit autour du sanctuaire de la Vierge.
Là, les bons religieux s'occupaient de Dieu, de la méditation des vérités étenelles, et, selon le conseil de l'Evangile, ils se tenaient toujours sur leurs gardes, comme des serviteurs qui attendent l'arrivée de leur maître, « Heureux, ajoute le texte sacré, heureux les serviteurs que leur maître, lorsqu'il viendra, trouverai veillant de la sorte, Les religieux de la Chartreuse eurent à se féliciter d'avoir pris pour eux un avis si salutaire. Le monastère subsistait depuis 49 ans, lorsqu'il fut, dans sa plus grande partie, renversé par une avalanche, le 30 janvier 1133, sous le gouvernement du V. Guigues, cinquième prieur de la Chartreuse.
Six solitaires et un novice disparurent sous les ruines et les neiges confondues et amoncelées ensemble.
Lorsqu'on fut parvenu à retirer leur corps, tous avaient été recevoir du souverain juge la récompense de leurs travaux, à la réserve d'un seul qui respirait encore et qui, ayant reçu les derniers sacrements, s'endormit avec calme dans le Seigneur.
On ne dit pas si le sanctuaire de Marie disparut aussi, englouti dans cette épouvantable catastrophe.
S'il fut détruit, on s'empressa de le faire sortir de ses ruines, puisque l'église de l'ancien monastère subsista toujours, même après que le V. Guigues, consterné du terrible accident, eut transporté la communauté dans l'endroit où s'élève aujourd'hui la Grande-Chartreuse ; c'est la chapelle qu'on voit encore avant d'arriver à l'oratoire de saint Bruno, et qui fut appelée Notre-Dame de Casalibus en mémoire des petites cases ou cabanes qui avaient d'abord servi d'asile aux religieux.
Elle subit, depuis son origine, différentes réparations ou transformations, jusqu'à ce que dom François Maresme, trentième supérieur général de l'Ordre, la rebâtit vers le milieu du quinzième siècle, et la mit à peu près dans l'état où nous la voyons maintenant.
Les dégradations même de la révolution n'ont point altéré sa physionomie : restaurée avec soin par les dignes enfants de saint Bruno, elle existe toujours comme un glorieux témoignage de leur tendre dévotion envers Marie.
L'intérieur de la chapelle charme par la simplicité et le goût des ornements. Le plafond peint en azur et bien conservé, est semé du chiffre en or de la sainte Vierge, surmonté d'une couronne ; et l'on voit dans le pourtour deux rangs de jolis cartouches renfermant en lettres dorées une des louanges données à l'auguste Mère de Dieu et composant à eux tous ses litanies en entier. La boiserie et les petites stalles, quoique simples, donnent un certain relief à ce sanctuaire, et l'œil se repose même volontiers un instant sur le dessin du briquetage ou parquet. »
Le tableau de l'autel représente un trait de protection de Marie qui se lie à l'histoire de ce sanctuaire et à celle du saint patriarche de l'Ordre, le voici :
Le pape Urbain II qui avait été, à Reims, disciple de saint Bruno, et qui comprenait si bien de quelle utilité pouvaient être ses talents et ses vertus pour le gouvernement de l'Eglise universelle, l'appela dans la capitale du monde chrétien. Saint Bruno eut de la peine à quitter sa chère solitude : cependant, sacrifiant à l'obéissance ses inclinations les plus intimes, il s'achemina vers l'Italie, l'an 1089.
On a dit que l'austérité que conseille l'Évangile étouffe les affections naturelles les plus légitimes, et qu'un cœur qui cherche à aimer Dieu par dessus tout et avec toute l'ardeur que la grâce lui inspire, demeure froid et glacé pour tout ce qui est créé.
Le fait que noua racontons met le contraire dans un beau jour. Les compagnons du saint patriarche, quel que fût leur esprit d'abnégation et la ferveur de leur amour pour Dieu, avaient en même temps un attachement si vif et si tendre pour leur fondateur, qu'ils ne purent soutenir l'idée d'être privés de sa présence : ils quittèrent donc le désert où son départ laissait un si grand vide.
Le saint, profondément affligé de cette démarche, mais ferme dans sa détermination d'obéir au Vicaire de Jésus-Christ, ne crut pouvoir rien faire de mieux que d'abandonner la Chartreuse à Séguin, abbé de la Chaise-Dieu.
Cependant, les religieux qui avaient quitté leur solitude ne tardèrent point à se repentir de leur inconstance, et leur Père chéri s'occupant d'eux au milieu des embarras de sa nouvelle position, leur fit rendre par l'autorité du souverain Pontife le monastère qui avait été l'asile et le témoin de leur première ferveur.
L'espoir qu'ils avaient conçu on ne sait sur quel fondement de revoir bientôt Bruno au milieu d'eux, allégeait la peine que leur causait son éloignement, quand ils apprirent qu'Urbain, loin de songer à le leur rendre, l'avait comme fixé en Italie, en établissant une nouvelle communauté dans la Calabre.
Dans l'excès de leur douleur, ils prirent une fois la résolution d'abandonner une solitude que l'absence trop prolongée de leur père leur rendait insupportable.
Ils étaient déjà sur le point d'exécuter leur dessein, ou même ils s'éloignaient en effet, lorsqu'il plut à la divine bonté de venir au secours de leur faiblesse, et de leur ouvrir les yeux sur une défection qui était si opposée à sa volonté sainte.
Saint Pierre, ou selon l'historien du saint Patriarche, le Seigneur lui-même leur apparut sous la forme d'un respectable vieillard, les exhortant à la persévérance ; il leur dit que la Vierge sainte à laquelle était consacré le lieu qu'ils habitaient, les y conserverait, s'ils lui offraient comme un pieux tribut, la récitation quotidienne de l'office que l'Eglise a institué en son honneur.
Frappés de cette vision céleste et dociles à la grâce, ils se soumirent à une obligation qui leur était imposée d'une manière si positive, et qui était d'ailleurs si conforme à leurs sentiments de dévotion envers Marie ; et depuis cette époque tous leurs successeurs se sont fait une loi d'honorer leur céleste protectrice par la même pratique.
Dès ce moment, leur persévérance fut en sûreté, et, l'esprit tranquille, le cœur content, ils continuèrent à servir Dieu selon l'exemple que leur avait donné leur saint fondateur.
Tel est le sujet du tableau principal de Notre-Dame de Casalibus.
On y voit six Chartreux prêts à quitter le désert ; un d'eux tient une corbeille où sont les ornements sacerdotaux. Un vieillard leur apparaît et, leur montrant la Vierge sainte, les invite à recourir à elle, afin d'obtenir du ciel la lumière et la force dont ils ont besoin pour surmonter la tentation.
Ce fait, il est vrai, n'est appuyé que sur la tradition et les annales de l'Ordre. Mais il ne parait pas cependant qu'on puisse le révoquer en doute.
Pourquoi, observe sagement l'historien du saint, pourquoi ne pas croire ce qu'attestent des personnes qui n'ont aucun intérêt à dire ce qu'elles disent, et qui, au contraire, étant forcées de rendre hommage à la vérité, avouent des choses qui les humilient ? Quoi, en effet, de plus humiliant que de voir nos premiers Pères si peu fermes dans leur résolution, si indécis, si faibles, si inconstants, et en un très-court espace de temps abandonner d'abord le désert, et être de nouveau sur le point de l'abandonner encore ? On ne peut ne pas admirer leur simplicité et leur candeur dans l'aveu qu'ils font de leur faiblesse ; et de leur aveu même je conclus que l'apparition du Seigneur sous la forme d'un respectable vieillard, a eu lieu, et qu'elle est aussi vraie que l'apparition de saint Bruno au comte Roger rapportée par lui-même.
Ces réflexions simple ont une force de conviction à laquelle il nous semble que tout esprit droit ne peut manquer de se rendre.
Rien de plus intéressant, rien de plus gracieux que cette chapelle avec sa solide construction, ses étroites croisées et son élégant portique, qui surgit au sein d'une prairie entourée d'arbres aux crêtes pyramidales, disposés en amphithéâtre sur le penchant des montagnes environnantes, par-dessus lesquelles le Grand-Som lève sa tête gigantesque. Qu'au milieu de ces contrastes de fraîche verdure et de rochers nus et sourcilleux, d'édifices debout et de débris écroulés des hauteurs voisines, de sombres horreurs et d'ornements d'architecture, les cloches au son grave et majestueux de la Chartreuse ébranlent les profondeurs de la vallée, que les troupeaux, qui paissent sur les plateaux voisins, y mêlent leur mugissement, que le son aigu des clochettes retentisse à l'oreille, en même temps que la voix solennelle des solitaires fait monter vers le ciel ses chants mélancoliques ; la solitude s'anime, le désert prend un aspect riant, l'âme s'ouvre à des émotions inconnues jusqu'alors et dont elle jouit avec délices, sans songer à s'en rendre compte. C'est un sentiment de joie et de plaisir que vient interrompre la sainte tristesse qu'inspirent les objets environnants ; c'est un sourire innocent que l'on s'étonne de mêler à la grave mélancolie dans laquelle on a été plongé dès le premier pas qu'on a fait dans le désert. On dirait un rayon de lumière qui, dans la saison des frimats, s'échappe à travers les nuages d'un ciel orageux et vient consoler et embellir un moment la terre affligée. Là, on prie volontiers la Vierge sainte qui a présidé à la naissance d'un Ordre institué pour retracer la vie de ces prophètes et de ces justes de l'ancienne loi dont le monde n'était pas digne, la vie du saint Précurseur dans le désert, et des Saints les plus détachés de la terre qui aient fleuri sous la loi de grâce, la vie des Anges dans la patrie, qui voient toujours la face du Père qui est dans les cieux, et aux yeux desquels ce que nous appelons grands évènenements, affaires capitales, paraît si petit, si digne de compassion et quelquefois de mépris ! Ces vénérables solitaires ne peuvent entrer eux-mêmes dans le sanctuaire de Marie, sans être pénétrés d'amour et de reconnaissance pour leur céleste protectrice, sans entendre une voix intérieure les assurer qu'elle a les yeux sur eux et que, comme elle a veillé sur ceux qui les ont précédés dans la carrière du renoncement et de l'immolation, elle leur obtiendra de même à eux le don précieux de la persévérance, et qu'elle saura bien trouver dans le trésor que son divin Fils lui a mis entre les mains, cette céleste onction qui donne force et paix à l'ame, cette suavité merveilleuse qui répand un baume consolateur sur les travaux de la pénitence et se révèle au-dehors par des larmes de contentement et de joie.
Sur un plateau qui s'élève dans la partie inférieure de la vallée, dans le lieu le mieux exposé de la solitude, le vénérable Guigues avait fait construire un monastère dépendant de la maison principale, pour les religieux à qui leurs infirmités et l'âpreté du climat ne permettaient plus de pratiquer les austérités en usage dans la maison-mère.
La vraie piété, lors même qu'elle s'entoure elle-même de toutes les rigueurs de la pénitence, est toujours tendre et compatissante pour autrui.
Cet édifice, nommé la Correrie, en grande partie en ruine maintenant, avait autrefois plusieurs sortes d'utilité.
On y élevait de pauvres petits orphelins qui ne rentraient dans le monde qu'avec un moyen de subsistance honnête ; de plus on y fabriquait, dans divers ateliers, à peu près tout ce qui était nécessaire pour l'usage de la communauté.
On avait eu l'heureuse idée de placer au-dessus de la porte principale d'entrée une niche avec la Vierge, portant entre ses bras l'Enfant Sauveur ; au bas, on lisait ce distique auquel le solitaire qui décrit la Chartreuse, ajoute la traduction en vieux langage :
Baillez-moi votre Enfant ; ce poids me sera doux,
S. peut se dire poids qui nous allège tous.
Ainsi, la Mère de miséricorde, après s'être déclarée la bienveillante protectrice de l'Ordre naissant, accueillait encore les religieux au bout de leur carrière, leur ouvrait la porte du saint asile où ils devaient terminer leur course laborieuse, et, pour consoler leurs derniers combats, elle leur offrait ce Dieu de toute consolation qui bientôt allait les couronner dans le ciel !
Le sanctuaire de Notre-Dame de Casalibus à raison de son isolement ne peut être un lieu de pieux concours : il n'y a pas, dans le voisinage, de bourg assez à portée de la dévote chapelle pour que ses habitants s'y transportent dans leurs besoins et y implorent le secours de Marie.
Ce lieu de prière ne manque pas cependant de visiteurs.
D'abord, les Chartreux qui en ont soin et à qui leur règle accorde et prescrit même certains jours de promenade ou de spaciment, y adressent souvent à leur puissante Protectrice de ferventes prières ; et ensuite les nombreux étrangers qu'attire la curiosité ou la louable pensée de s'édifier par le spectacle de la vie des solitaires, ne manquent jamais de faire le pieux pèlerinage et de respirer le parfum de piété qui remplit la gracieuse chapelle.
Terminons par un trait de bonté et de prédilection accordé par Marie à un de ces enfants du désert ; il est rapporté dans les chroniques de la Grande-Chartreuse.
Du temps du vénérable Guigues, cinquième prieur du monastère et général de tout l'Ordre, un frère convers, homme qui, sous le voile d'une grande simplicité, cachait le trésor d'une sagesse céleste, faisait profession d'une dévotion toute spéciale envers la Mère de Dieu, et avait obtenu la permission de consacrer à la méditation de ses grandeurs une partie du temps qu'il eût pu légitimement accorder au sommeil.
L'ennemi du salut, que la vue d'une telle ferveur remplissait de colère et de dépit, mit tout en œuvre pour lui faire abandonner cette sainte pratique.
Une nuit entre autres, le bon solitaire vit sa cellule remplie d'une troupe de sangliers qui faisaient mine de vouloir le dévorer, sans néanmoins avoir la hardiesse de l'approcher : un horrible géant, armé d'un croc de fer, survenant tout-à-coup, stimulait ces monstres de l'enfer et menaçait l'humble Frère de le déchirer.
Celui-ci, tout éperdu, a recours à Dieu et à sa sainte Mère, Protectrice de son Ordre.
La Mère de bonté vint aussitôt à son secours, et ayant mis en fuite tous les esprits de l'abîme, elle le reçut d'une manière plus spéciale sous sa protection, lui assura que les hommages qu'il lui rendait lui étaient agréables et lui laissa pour gages de son amitié trois avis ou trois pratiques qui devaient, en contribuant à son avancement dans la perfection, le rendre de plus en plus cher à ses yeux de mère ; savoir, de choisir pour la nourriture les mets les plus simples et les plus grossiers, pour le vêtement les habits les plus pauvres, et pour l'occupation, de s'affectionner au travail manuel comme très propre à sa vocation. Le bon Frère convers recueillit ces trois conseils de la Reine des Cieux comme trois perles précieuses ; il en fit le reste de ses jours la règle de sa conduite, et mourut enfin dans une grande opinion de sainteté.
Elle a présidé à la naissance de l'Ordre qui fait fleurir la solitude et qui lui prête de si puissants attraits, elle en a béni les accroissements, multiplié les rejetons ; elle en a protégé tous les âges et elle ne cessera jusqu'à la fin des siècles, nous en avons la douce confiance, de conserver en lui dans toute sa vigueur cet esprit primitif, sève abondante qui lui fait produire des fruits qui font les délices des deux.
Saint Bruno, dont la Providence se servit pour fonder l'Ordre des Chartreux qui devait donner tant de justes au ciel et de si beaux modèles à la terre, naquit à Cologne d'une famille noble et vertueuse, vers l'an 1035.
Dès ses premières années, il étonna ses parents et ses maîtres par la pénétration et la solidité de son esprit, en même temps qu'il les charmait par l'heureux assemblage des belles qualités et des précoces vertus qu'ils découvraient en lui.
Il continua et acheva les études commencées sous le toit paternel, dans l'école de Reims, qui jouissait à cette époque d'une grande célébrité.
De retour à Cologne, Bruno entra dans les ordres sacrés, et il sentit son cœur s'embraser de zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, et prenant le Sauveur lui-même pour modèle, il parcourut les villages et les bourgs, invitant les peuples à la pénitence et à la pratique de ta loi évangélique.
Gervais, archevêque de Reims, réussit à faire tourner à l'avantage de son église un mérite et des talents qui s'annonçaient avec tant de supériorité : le saint devint successivement chanoine, théologal, chancelier, recteur ou modérateur des grandes études de la ville, et inspecteur de toutes celles du diocèse.
Le digne prélat qui lui témoignait une confiance si bien justifiée par les succès qu'il obtenait, étant mort, Manassès usurpa par des voies iniques ce grand siège.
Bruno ne pouvait ni conniver au scandale, ni vivre en paix avec un tel pontife ; après une lutte qui n'eut d'autre effet que d'attirer sur lui la persécution de la part de Manassès, il résolut de quitter le monde, résolution qui ne changea pas, lors même que le calme fut rendu à l'église de Reims par la déposition de celui qui en avait envahi le siège.
Avec quelques amis que la conformité la plus intime de vues et de sentiments lui unissait , il fit vœu de renoncer à tout pour embrasser la vie monastique.
Mais l'éclat de ses vertus et de sa renommée avait fait naître des pensées bien différentes autour de lui ; on voulait l'élever sur le siège de Reims, et l'humble Bruno, pour échapper à des prières et à une sorte de violence qui aurait si visiblement contrarié les desseins que le ciel lui inspirait, dut s'enfuir secrètement, et aller chercher un asile à Paris. Là, un prodige vraiment affreux fut, dit-on, le motif qui l'excita puissamment à s'acquitter sans délai du vœu qu'il avait fait.
Le Saint ayant eu la dévotion de prier dans la chambre d'un docteur que quelques-uns nomment Raymond Diocres, personnage célèbre de l'époque, qui venait de mourir, voilà que tout-à-coup le défunt, levant par trois fois la tête hors du cercueil, dit fort distinctement : Je suis accusé par le juste jugement de Dieu... Je suis jugé par le juste jugement de Dieu... Je suis condamné par le juste jugement de Dieu ; et, selon le témoignage de plusieurs auteurs, ce fut à ces paroles qui commencent la première leçon du deuxième nocturne de l'office des Morts : Respondemihi: quantas habeo iniquitates et peccata.... que le docteur fit entendre ces plaintes effrayantes.
Bruno, quittant Paris presque aussitôt qu'il y était venu, se rendit, avec quelques compagnons, à Molesme, dans le diocèse de Langres, où était un monastère fondé depuis peu sous la règle de saint Benoit.
Ils menèrent quelque temps la vie érémitique soit en ce lieu, soit à Sèche-Fontaine, qui en dépendait, jusqu'à ce que saint Bruno ne trouvant pas encore cette solitude assez en harmonie avec l'attrait que Dieu lui inspirait pour la contemplation, prit congé du saint abbé Robert, et s'achemina avec ses compagnons, à la réserve de deux qui le rejoignirent plus tard, vers Grenoble, dont le siège épiscopal était alors occupé par saint Hugues, autrefois son disciple à Reims, bien décidés dès lors à lui demander, dans son diocèse, un lieu où ils pussent exécuter leur pieux dessein. C'était vers le milieu de l'an 1084.
Le saint évêque reçut les étrangers avec bonté et crut rencontrer dans leur démarche l'explication d'un songe ou d'une vision dont le ciel l'avait favorisé la nuit précédente.
Il lui avait semblé voir le Seigneur se bâtir un temple dans le désert appelé Chartreuse, et sept étoiles sorties de terre, et disposées en cercle, venir au devant de lui, comme pour lui montrer le chemin qui conduisait à ce temple.
Il ne laissa point cependant de leur mettre sous les yeux les difficultés qu'aurait le genre de vie qu'ils allaient embrasser ; il leur parla des horreurs de la solitude qu'il allait ouvrir à l'esprit de pénitence qui les animait : les voyant fermes et inébranlables dans leur résolution, il s'offrit de les conduire lui-même à la Chartreuse et de leur céder tous les droits qu'il pouvait avoir à sa possession.
Vers la fête de saint Jean-Baptiste, le prélat et les futurs anachorètes se mirent en route vers le désert de la Chartreuse, éloigné de six heures de chemin de la ville de Grenoble, et ils y arrivèrent par des chemins presque impraticables à cette époque, après avoir franchi des montagnes escarpées, des torrents affreux, d'épaisses forêts.
Le premier soin des pieux solitaires, après avoir pris possession de cette terre promise, fut de se fabriquer, dans la partie supérieure de la vallée, un petit oratoire, sous l'invocation de la Mère de Dieu et du saint Précurseur. De là est venue, dit l'auteur de la vie de saint Bruno, la coutume qui s'observe encore à présent, que dans la formule que prononce le religieux qui fait profession, quoique l'église de la maison soit sous l'invocation de tout autre saint, il se contente de nommer la sainte Vierge et saint Jean-Baptiste, par honneur et par respect pour les premiers protecteurs de l'Ordre.
Cet ordre commençait donc sous la tutèle et le patronage de Marie, et ceux qui en étaient les premiers fondateurs élevaient sous son vocable un modeste sanctuaire destiné à couvrir de son ombre tutélaire leurs humbles commencements.
Le but qu'ils se proposaient de se vouer à la solitude et au silence pour ne s'occuper que de Dieu et des secrets de la vie spirituelle, leur avait fait choisir l'endroit du désert le plus pittoresque peut-être et le plus propre à leur inspirer des pensées d'isolement et de retraite.
Seulement il n'y avait pas d'eau dans l'emplacement où ils s'étaient fixés, et comme tout devait être merveilleux dans l'établissement d'un Ordre si éloigné de l'esprit et de la vie du monde, le nouveau Moïse qui guidait Bruno et ses compagnons dans la terre de promission, saint Hugues frappa le rocher et en fit jaillir la source qui depuis a été désignée sous le nom de fontaine de saint Bruno.
Les solitaires construisirent ensuite pour leurs demeures d'humbles cabanes, adossées aux quartiers de rocher qui avaient roulé des montagnes voisines.
Chaque religieux avait d'abord la sienne ; mais bientôt le nombre de ceux que l'attrait de la vie érémitique amenait à la Chartreuse croissant toujours, ils durent, en attendant qu'on eût fait de nouvelles cellules, partager les leurs avec ces nouveaux frères.
Suivant la tradition de l'ordre, saint Bruno avait fixé son habitation au lieu même où l'on voit aujourd'hui une chapelle qui porte son nom ; et ne trouvant pas encore cette retraite assez profonde, il s'éloignait une partie de la journée de l'enceinte où s'était fixée la communauté, s'enfonçait dans la forêt, cherchait de préférence les endroits les plus âpres et les plus sauvages, et là, vu et entendu de Dieu seul, il se livrait à de mystérieuses contemplations.
L'église, que les premiers Chartreux s'étaient empressés de bâtir, étant terminée, saint Hugues remonta vers le désert, et il eut la consolation de la consacrer solennellement en l'honneur de Marie et du saint Précurseur ; elle était située à l'endroit même où se trouve aujourd'hui la chapelle de Notre-Dame de Casalibus, et elle avait été construite aux frais du saint prélat.
Non content de témoigner par ce nouveau trait de générosité aux serviteurs de Marie le tendre intérêt qu'il leur portait, il leur fit substituer aux humbles cabanes qui leur avaient servi d'asiles depuis leur entrée dans le désert, des cellules plus solides et plus capables, quoiqu'elles ne fussent encore faites que de bois, de les mettre à couvert des rigueurs de l'hiver, bien grandes dans un pays si élevé et entouré de toutes parts d'épaisses forêts et de neiges qui couvrent le sol la plus grande partie de l'année.
Il leur fit cession, comme il le leur avait promis, de tous les biens et de tousses droits qu'il possédait dans le désert et dans les bois qui l'avoisinent.
Excités par son exemple et ses sollicitations, grand nombre de bienfaiteurs généreux s'empressèrent de concourir à un si saint établissement.
La communauté de la Chaise-Dieu, dans le diocèse du Puy, avait aussi des droits et des possessions dans les environs du monastère de la Chartreuse.
Séguin, son abbé, du consentement du chapitre, s'en dessaisit en faveur de S. Bruno.
Les biens désignés dans l'ancienne charte et le titre que les solitaires tenaient de la|libéralité de saint Hugues, sont sous la protection de la Mère de Dieu ; et ce fut dans l'église de Notre-Dame de Grenoble que fut lu publiquement devant le synode diocésain qui s'y trouvait réuni, l'acte de donation du prélat et des principaux bienfaiteurs.
Par les soins de saint Hugues, non-seulement de nouvelles cellules, mais tout ce qui est nécessaire pour la vie de communauté, cloître, chapitre, réfectoire, etc., avait été construit autour du sanctuaire de la Vierge.
Là, les bons religieux s'occupaient de Dieu, de la méditation des vérités étenelles, et, selon le conseil de l'Evangile, ils se tenaient toujours sur leurs gardes, comme des serviteurs qui attendent l'arrivée de leur maître, « Heureux, ajoute le texte sacré, heureux les serviteurs que leur maître, lorsqu'il viendra, trouverai veillant de la sorte, Les religieux de la Chartreuse eurent à se féliciter d'avoir pris pour eux un avis si salutaire. Le monastère subsistait depuis 49 ans, lorsqu'il fut, dans sa plus grande partie, renversé par une avalanche, le 30 janvier 1133, sous le gouvernement du V. Guigues, cinquième prieur de la Chartreuse.
Six solitaires et un novice disparurent sous les ruines et les neiges confondues et amoncelées ensemble.
Lorsqu'on fut parvenu à retirer leur corps, tous avaient été recevoir du souverain juge la récompense de leurs travaux, à la réserve d'un seul qui respirait encore et qui, ayant reçu les derniers sacrements, s'endormit avec calme dans le Seigneur.
On ne dit pas si le sanctuaire de Marie disparut aussi, englouti dans cette épouvantable catastrophe.
S'il fut détruit, on s'empressa de le faire sortir de ses ruines, puisque l'église de l'ancien monastère subsista toujours, même après que le V. Guigues, consterné du terrible accident, eut transporté la communauté dans l'endroit où s'élève aujourd'hui la Grande-Chartreuse ; c'est la chapelle qu'on voit encore avant d'arriver à l'oratoire de saint Bruno, et qui fut appelée Notre-Dame de Casalibus en mémoire des petites cases ou cabanes qui avaient d'abord servi d'asile aux religieux.
Elle subit, depuis son origine, différentes réparations ou transformations, jusqu'à ce que dom François Maresme, trentième supérieur général de l'Ordre, la rebâtit vers le milieu du quinzième siècle, et la mit à peu près dans l'état où nous la voyons maintenant.
Les dégradations même de la révolution n'ont point altéré sa physionomie : restaurée avec soin par les dignes enfants de saint Bruno, elle existe toujours comme un glorieux témoignage de leur tendre dévotion envers Marie.
L'intérieur de la chapelle charme par la simplicité et le goût des ornements. Le plafond peint en azur et bien conservé, est semé du chiffre en or de la sainte Vierge, surmonté d'une couronne ; et l'on voit dans le pourtour deux rangs de jolis cartouches renfermant en lettres dorées une des louanges données à l'auguste Mère de Dieu et composant à eux tous ses litanies en entier. La boiserie et les petites stalles, quoique simples, donnent un certain relief à ce sanctuaire, et l'œil se repose même volontiers un instant sur le dessin du briquetage ou parquet. »
Le tableau de l'autel représente un trait de protection de Marie qui se lie à l'histoire de ce sanctuaire et à celle du saint patriarche de l'Ordre, le voici :
Le pape Urbain II qui avait été, à Reims, disciple de saint Bruno, et qui comprenait si bien de quelle utilité pouvaient être ses talents et ses vertus pour le gouvernement de l'Eglise universelle, l'appela dans la capitale du monde chrétien. Saint Bruno eut de la peine à quitter sa chère solitude : cependant, sacrifiant à l'obéissance ses inclinations les plus intimes, il s'achemina vers l'Italie, l'an 1089.
On a dit que l'austérité que conseille l'Évangile étouffe les affections naturelles les plus légitimes, et qu'un cœur qui cherche à aimer Dieu par dessus tout et avec toute l'ardeur que la grâce lui inspire, demeure froid et glacé pour tout ce qui est créé.
Le fait que noua racontons met le contraire dans un beau jour. Les compagnons du saint patriarche, quel que fût leur esprit d'abnégation et la ferveur de leur amour pour Dieu, avaient en même temps un attachement si vif et si tendre pour leur fondateur, qu'ils ne purent soutenir l'idée d'être privés de sa présence : ils quittèrent donc le désert où son départ laissait un si grand vide.
Le saint, profondément affligé de cette démarche, mais ferme dans sa détermination d'obéir au Vicaire de Jésus-Christ, ne crut pouvoir rien faire de mieux que d'abandonner la Chartreuse à Séguin, abbé de la Chaise-Dieu.
Cependant, les religieux qui avaient quitté leur solitude ne tardèrent point à se repentir de leur inconstance, et leur Père chéri s'occupant d'eux au milieu des embarras de sa nouvelle position, leur fit rendre par l'autorité du souverain Pontife le monastère qui avait été l'asile et le témoin de leur première ferveur.
L'espoir qu'ils avaient conçu on ne sait sur quel fondement de revoir bientôt Bruno au milieu d'eux, allégeait la peine que leur causait son éloignement, quand ils apprirent qu'Urbain, loin de songer à le leur rendre, l'avait comme fixé en Italie, en établissant une nouvelle communauté dans la Calabre.
Dans l'excès de leur douleur, ils prirent une fois la résolution d'abandonner une solitude que l'absence trop prolongée de leur père leur rendait insupportable.
Ils étaient déjà sur le point d'exécuter leur dessein, ou même ils s'éloignaient en effet, lorsqu'il plut à la divine bonté de venir au secours de leur faiblesse, et de leur ouvrir les yeux sur une défection qui était si opposée à sa volonté sainte.
Saint Pierre, ou selon l'historien du saint Patriarche, le Seigneur lui-même leur apparut sous la forme d'un respectable vieillard, les exhortant à la persévérance ; il leur dit que la Vierge sainte à laquelle était consacré le lieu qu'ils habitaient, les y conserverait, s'ils lui offraient comme un pieux tribut, la récitation quotidienne de l'office que l'Eglise a institué en son honneur.
Frappés de cette vision céleste et dociles à la grâce, ils se soumirent à une obligation qui leur était imposée d'une manière si positive, et qui était d'ailleurs si conforme à leurs sentiments de dévotion envers Marie ; et depuis cette époque tous leurs successeurs se sont fait une loi d'honorer leur céleste protectrice par la même pratique.
Dès ce moment, leur persévérance fut en sûreté, et, l'esprit tranquille, le cœur content, ils continuèrent à servir Dieu selon l'exemple que leur avait donné leur saint fondateur.
Tel est le sujet du tableau principal de Notre-Dame de Casalibus.
On y voit six Chartreux prêts à quitter le désert ; un d'eux tient une corbeille où sont les ornements sacerdotaux. Un vieillard leur apparaît et, leur montrant la Vierge sainte, les invite à recourir à elle, afin d'obtenir du ciel la lumière et la force dont ils ont besoin pour surmonter la tentation.
Ce fait, il est vrai, n'est appuyé que sur la tradition et les annales de l'Ordre. Mais il ne parait pas cependant qu'on puisse le révoquer en doute.
Pourquoi, observe sagement l'historien du saint, pourquoi ne pas croire ce qu'attestent des personnes qui n'ont aucun intérêt à dire ce qu'elles disent, et qui, au contraire, étant forcées de rendre hommage à la vérité, avouent des choses qui les humilient ? Quoi, en effet, de plus humiliant que de voir nos premiers Pères si peu fermes dans leur résolution, si indécis, si faibles, si inconstants, et en un très-court espace de temps abandonner d'abord le désert, et être de nouveau sur le point de l'abandonner encore ? On ne peut ne pas admirer leur simplicité et leur candeur dans l'aveu qu'ils font de leur faiblesse ; et de leur aveu même je conclus que l'apparition du Seigneur sous la forme d'un respectable vieillard, a eu lieu, et qu'elle est aussi vraie que l'apparition de saint Bruno au comte Roger rapportée par lui-même.
Ces réflexions simple ont une force de conviction à laquelle il nous semble que tout esprit droit ne peut manquer de se rendre.
Rien de plus intéressant, rien de plus gracieux que cette chapelle avec sa solide construction, ses étroites croisées et son élégant portique, qui surgit au sein d'une prairie entourée d'arbres aux crêtes pyramidales, disposés en amphithéâtre sur le penchant des montagnes environnantes, par-dessus lesquelles le Grand-Som lève sa tête gigantesque. Qu'au milieu de ces contrastes de fraîche verdure et de rochers nus et sourcilleux, d'édifices debout et de débris écroulés des hauteurs voisines, de sombres horreurs et d'ornements d'architecture, les cloches au son grave et majestueux de la Chartreuse ébranlent les profondeurs de la vallée, que les troupeaux, qui paissent sur les plateaux voisins, y mêlent leur mugissement, que le son aigu des clochettes retentisse à l'oreille, en même temps que la voix solennelle des solitaires fait monter vers le ciel ses chants mélancoliques ; la solitude s'anime, le désert prend un aspect riant, l'âme s'ouvre à des émotions inconnues jusqu'alors et dont elle jouit avec délices, sans songer à s'en rendre compte. C'est un sentiment de joie et de plaisir que vient interrompre la sainte tristesse qu'inspirent les objets environnants ; c'est un sourire innocent que l'on s'étonne de mêler à la grave mélancolie dans laquelle on a été plongé dès le premier pas qu'on a fait dans le désert. On dirait un rayon de lumière qui, dans la saison des frimats, s'échappe à travers les nuages d'un ciel orageux et vient consoler et embellir un moment la terre affligée. Là, on prie volontiers la Vierge sainte qui a présidé à la naissance d'un Ordre institué pour retracer la vie de ces prophètes et de ces justes de l'ancienne loi dont le monde n'était pas digne, la vie du saint Précurseur dans le désert, et des Saints les plus détachés de la terre qui aient fleuri sous la loi de grâce, la vie des Anges dans la patrie, qui voient toujours la face du Père qui est dans les cieux, et aux yeux desquels ce que nous appelons grands évènenements, affaires capitales, paraît si petit, si digne de compassion et quelquefois de mépris ! Ces vénérables solitaires ne peuvent entrer eux-mêmes dans le sanctuaire de Marie, sans être pénétrés d'amour et de reconnaissance pour leur céleste protectrice, sans entendre une voix intérieure les assurer qu'elle a les yeux sur eux et que, comme elle a veillé sur ceux qui les ont précédés dans la carrière du renoncement et de l'immolation, elle leur obtiendra de même à eux le don précieux de la persévérance, et qu'elle saura bien trouver dans le trésor que son divin Fils lui a mis entre les mains, cette céleste onction qui donne force et paix à l'ame, cette suavité merveilleuse qui répand un baume consolateur sur les travaux de la pénitence et se révèle au-dehors par des larmes de contentement et de joie.
Sur un plateau qui s'élève dans la partie inférieure de la vallée, dans le lieu le mieux exposé de la solitude, le vénérable Guigues avait fait construire un monastère dépendant de la maison principale, pour les religieux à qui leurs infirmités et l'âpreté du climat ne permettaient plus de pratiquer les austérités en usage dans la maison-mère.
La vraie piété, lors même qu'elle s'entoure elle-même de toutes les rigueurs de la pénitence, est toujours tendre et compatissante pour autrui.
Cet édifice, nommé la Correrie, en grande partie en ruine maintenant, avait autrefois plusieurs sortes d'utilité.
On y élevait de pauvres petits orphelins qui ne rentraient dans le monde qu'avec un moyen de subsistance honnête ; de plus on y fabriquait, dans divers ateliers, à peu près tout ce qui était nécessaire pour l'usage de la communauté.
On avait eu l'heureuse idée de placer au-dessus de la porte principale d'entrée une niche avec la Vierge, portant entre ses bras l'Enfant Sauveur ; au bas, on lisait ce distique auquel le solitaire qui décrit la Chartreuse, ajoute la traduction en vieux langage :
Baillez-moi votre Enfant ; ce poids me sera doux,
S. peut se dire poids qui nous allège tous.
Ainsi, la Mère de miséricorde, après s'être déclarée la bienveillante protectrice de l'Ordre naissant, accueillait encore les religieux au bout de leur carrière, leur ouvrait la porte du saint asile où ils devaient terminer leur course laborieuse, et, pour consoler leurs derniers combats, elle leur offrait ce Dieu de toute consolation qui bientôt allait les couronner dans le ciel !
Le sanctuaire de Notre-Dame de Casalibus à raison de son isolement ne peut être un lieu de pieux concours : il n'y a pas, dans le voisinage, de bourg assez à portée de la dévote chapelle pour que ses habitants s'y transportent dans leurs besoins et y implorent le secours de Marie.
Ce lieu de prière ne manque pas cependant de visiteurs.
D'abord, les Chartreux qui en ont soin et à qui leur règle accorde et prescrit même certains jours de promenade ou de spaciment, y adressent souvent à leur puissante Protectrice de ferventes prières ; et ensuite les nombreux étrangers qu'attire la curiosité ou la louable pensée de s'édifier par le spectacle de la vie des solitaires, ne manquent jamais de faire le pieux pèlerinage et de respirer le parfum de piété qui remplit la gracieuse chapelle.
Terminons par un trait de bonté et de prédilection accordé par Marie à un de ces enfants du désert ; il est rapporté dans les chroniques de la Grande-Chartreuse.
Du temps du vénérable Guigues, cinquième prieur du monastère et général de tout l'Ordre, un frère convers, homme qui, sous le voile d'une grande simplicité, cachait le trésor d'une sagesse céleste, faisait profession d'une dévotion toute spéciale envers la Mère de Dieu, et avait obtenu la permission de consacrer à la méditation de ses grandeurs une partie du temps qu'il eût pu légitimement accorder au sommeil.
L'ennemi du salut, que la vue d'une telle ferveur remplissait de colère et de dépit, mit tout en œuvre pour lui faire abandonner cette sainte pratique.
Une nuit entre autres, le bon solitaire vit sa cellule remplie d'une troupe de sangliers qui faisaient mine de vouloir le dévorer, sans néanmoins avoir la hardiesse de l'approcher : un horrible géant, armé d'un croc de fer, survenant tout-à-coup, stimulait ces monstres de l'enfer et menaçait l'humble Frère de le déchirer.
Celui-ci, tout éperdu, a recours à Dieu et à sa sainte Mère, Protectrice de son Ordre.
La Mère de bonté vint aussitôt à son secours, et ayant mis en fuite tous les esprits de l'abîme, elle le reçut d'une manière plus spéciale sous sa protection, lui assura que les hommages qu'il lui rendait lui étaient agréables et lui laissa pour gages de son amitié trois avis ou trois pratiques qui devaient, en contribuant à son avancement dans la perfection, le rendre de plus en plus cher à ses yeux de mère ; savoir, de choisir pour la nourriture les mets les plus simples et les plus grossiers, pour le vêtement les habits les plus pauvres, et pour l'occupation, de s'affectionner au travail manuel comme très propre à sa vocation. Le bon Frère convers recueillit ces trois conseils de la Reine des Cieux comme trois perles précieuses ; il en fit le reste de ses jours la règle de sa conduite, et mourut enfin dans une grande opinion de sainteté.
Source : Livre "Histoire des principaux sanctuaires de la mère de Dieu, Volume 2" par Firmin Pouget
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