Dinant
Abbaye Notre-Dame de Leffe
L’Abbaye
Notre-Dame de Leffe (ou simplement Abbaye de Leffe) est une abbaye de
l’ordre des Prémontrés, sise à Leffe, un quartier de Dinant (Belgique),
sur la rive droite de la Meuse.
Fondée en 1152, elle est toujours habitée par une communauté de chanoines prémontrés, appelés aussi norbertins.
Introduction
La
plupart des documents qui auraient pu nous renseigner sur l'histoire de
l'abbaye de Leffe sont presque entièrement disparus. Tout ce qui
concernait l'abbaye depuis son origine, en 1152, jusqu'à la destruction
de Dinant par le duc de Bourgogne, en 1466, a été anéanti ou perdu.
Quant
aux papiers relatifs au rétablissement de l'abbaye, en 1467, et à son
histoire jusqu'à sa destruction en 1794, il est vraisemblable qu'ils ont
été détruits aussi lors du pillage de l'abbaye à cette dernière date.
Situation
Leffe,
faubourg de Dinant, est situé sur la rive droite de la Meuse, en aval
de la ville. Le ruisseau de Leffe, qui prend sa source dans les environs
d'Achêne, s’y jette dans la Meuse. Ce cours d’eau fit jadis mouvoir
plusieurs moulins à farine et à écorces, des scieries de marbre, des
polissoirs et des machines à peigner le lin.
Le
nom de Leffe est cité à l'origine même de Dinant. Ainsi plusieurs
auteurs affirment que saint Materne, évêque de Tongres, serait venu
évangéliser cette ville et y opérer de nombreuses conversions. Pour
entretenir la piété des nouveaux fidèles, il aurait fait construire deux
petites églises ou oratoires en l'honneur de la Mère de Dieu : l'une à
Dinant même, sur l'emplacement de la collégiale actuelle de Notre-Dame,
l'autre à Leffe, proche et en aval de Dinant, à l'endroit où s'élèvera
plus tard l’abbaye des Prémontrés. Au commencement du VIIe siècle saint
Perpète aurait établi à Leffe une maison de religieuses. Il est
difficile de faire la part de l’histoire et de la légende dans ces
récit. Mais il est certain qu’à partir du Xe siècle et jusqu'à l'an
1152, des chanoines séculiers s'occupèrent du sanctuaire de Leffe.
Fondation
Charte de fondation
Henri
IV, comte de Luxembourg et de Namur, dit "l'aveugle" vers 1140, avait
reçu en fief la terre de Leffe de Frédéric Barberousse, roi des Romains.
Il professait une haute estime pour les religieux Prémontrés que son
père Godefroid 1er, comte de Namur, avait
établis dans sa terre de Floreffe, en 1121, et auxquels il avait
lui-même fait de grandes libéralités. Il désirait les voir établis aussi
à Leffe, dans l'église Notre-Dame. Il estimait en effet que les
chanoines séculiers qui la desservaient n’avaient pas le rayonnement
spirituel qu’il attendait. Le comte de Namur communiqua son projet aux
chanoines, leur promettant, s'ils y acquiesçaient volontairement, de
pourvoir libéralement à leur existence. Tous les membres du chapitre
consentirent à l'arrangement proposé. Parvenu à ses fins, le comte donna
l'église de Sainte-Marie de Leffe, avec toutes ses dépendances et
revenus à Gerland, abbé de Floreffe, à la condition d'y établir des
religieux de son ordre, sous la direction d'un prieur. Il institua cette
fondation par une charte. L’esprit de foi et d’humilité qui inspire
celle-ci ne manque pas de détoner avec la mentalité du prince qui
l'octroie : après avoir passé la plus grande partie de sa vie dans des
entreprises belliqueuses et des luttes sanglantes, atteint de cécité à
la suite de ses fatigues et parvenu à l'âge le plus avancé, celui-ci ne
renonça pas à la fortune des armes pour éteindre ses différends
familiaux.
L'année
suivante, en 1153, l'empereur d'Allemagne, Frédéric Barberousse,
confirma et approuva la donation. Elle fut également confirmée par une
Bulle du Pape Adrien IV, le 22 avril 1155, et par le Pape Alexandre III,
le 12 mai 1178.
Tout
cela ayant été réglé à la satisfaction des deux parties, la nouvelle
communauté religieuse vint habiter Leffe en 1152, sous la direction d'un
prieur et sous la dépendance de l'abbé de Floreffe.. Quant à Henri
l'Aveugle, il mourut presque centenaire à Echternach, en 1196. Son corps
fut ramené à Floreffe, où il repose à côté de celui de sa seconde
épouse Agnès de Gueldre.
Histoire
Election du prieuré de Leffe en abbaye
Sceau de l'abbaye de Leffe (Gaud)
L'an
1155 vit s'élever une nouvelle église construite par les arrivants sur
l'emplacement de l'ancienne. Henri de Leyen, évêque de Liège, vint en
faire la consécration. Dieu bénit la petite communauté. En l’espace
d'environ cinquante ans, le nombre des novices s'était tellement accru
que Jean d'Auvelais, 5e abbé de Floreffe,
jugea convenable d'ériger le prieuré en abbaye vers 1200. Il en soumit
la proposition au chapitre général et à l'abbé de Prémontré, chef de
l'Ordre. En ayant reçu un avis favorable, il fit aussitôt procéder à
l'élection du nouvel abbé. La grande majorité des suffrages fut accordée
à Wéric, prieur de Floreffe, qui fut proclamé premier abbé de Leffe en
l'an 1200. Gualter, doyen de Liège, applaudit cette élection et en
délivra un diplôme authentique et synodal. Afin de donner plus de relief
à la nouvelle abbaye, l'évêque de Liège, Hugues de Pierrepont, conféra
la dignité d'archidiacre à l'abbé Wéric, dignité qui lui permettait de
publier les bans de mariage, de citer au synode les délinquants soumis à
sa juridiction, et de lancer contre eux l'excommunication. De son côté,
en bon père de famille, Jean d'Auvelais dota généreusement la nouvelle
abbaye. Outre les revenus de l'ancien chapitre, il lui assigna la terre
de Waha-Saint-Martin, près de Marche-en-Famenne, la ferme de Villers,
près de Dinant, attenant à Loyers-Lisogne, celle de Coulonval, à
Villers-le-Gambon, près de Philippeville, avec toutes leurs dépendances.
En tant qu’abbé père de la nouvelle fondation, il conservait le droit
ordinaire de paternité, c'est-à-dire le droit de visiter l'abbaye et de
confirmer l'élection à la dignité abbatiale. Depuis lors et jusqu’à la
fin du XVIIIe siècle, la maison de Leffe eut ses abbés particuliers,
élus par ses propres religieux, agréés par les abbés de Floreffe et
bénis par le prince-évêque de Liège.
XIIIe et XIVe siècles
L'abbaye
de Leffe suivit naturellement la destinée commune à toute association
religieuse. Une vie uniforme, peu coûteuse, un travail incessant
aboutirent à l'aisance qu’entretenaient les libéralités des seigneurs
qui avaient saisis les avantages apportés par les ordres religieux pour
introduire l’œuvre de défrichement et la civilisation. Ils établissaient
des couvents dans leurs domaines ou dotaient ceux qui y existaient
déjà; ils y abritaient leurs tombes et y fondaient des messes. Peu
d'entre eux mouraient sans y laisser des preuves de munificence et
d'estime. C'est ainsi que l'abbaye de Leffe vit insensiblement augmenter
ses possessions et ses revenus. Au cours du XIIIe siècle, le domaine de
l'abbaye de Leffe se constitua et s'agrandit par de nombreux dons ou
achats : églises, villages, bois, dîmes, champs, et notamment des
moulins. Ces moulins à eau furent très importants dans l'économie de
l'abbaye. Cela permettait d'échapper à certaines taxes perçues par
l'évêque de Liège sur les moulins à vent ou à bestiaux actionnant la
meule. Dans les abbayes de l’époque, il existait des serviteurs appelés
"molendarii"' et même des "'échevins" des eaux des moulins. Cela nous
prouve l'exploitation commune de ces moulins entre les religieux et les
laïcs dans l’abbaye. Cette profession de "molendarlus" ou "'molinarlus"
était courante et fort ancienne. Les moulins de l'abbaye fournissaient
ce dont elle avait besoin : farine, huile. Ces moulins s'appelaient
alors des « Stordoirs à écorce et à bière » Wéric, premier abbé de Leffe
en 1200, quitta Leffe en 1208 pour Floreffe, où son savoir et ses
vertus l'avaient fait rappeler par ses anciens confrères pour succéder à
l’abbé Jean d’Auvelais. Il acquérait ainsi une certaine juridiction sur
toutes les filiales de Floreffe.. Un grand nombre d’abbé vont lui
succéder au cours du premier siècle d’existence de l’abbaye : quatorze
en une centaine d’année représente une proportion trop importante pour
être mise simplement sur le compte de la mort. Les fréquentes mentions
« quondam abbas » rencontrées à leur sujet dans divers nécrologes
semblent indiquer qu’un certain nombre d’abbés de cette période
achevèrent leur mandat par démission. Cette succession rapide laisse
supposer une oscillation dans l’équilibre de la fondation, peut-être
même quelques difficultés intérieures.
Les
abbés de Leffe étaient pourtant tenus en grande considération. On les
prenait comme arbitres, pour apaiser les différends, lorsque les parties
ne pouvaient parvenir à s'entendre; ce qui devait avoir lieu
fréquemment à cette époque du Moyen Âge où il y avait tant de droits
divers, tant de sujets de litige. Toutefois, il ne reste que deux actes
attestant leur intervention, l'un de 1212, l'autre de 1223. En 1212, les
bourgeois de Dinant contestaient au Chapitre de l'église collégiale de
cette ville, le droit de posséder une cave et de vendre du vin sans
payer d'impôt. L'évêque de Liège en étant informé soumit l'affaire à
l'abbé de Leffe qui l'examina sérieusement, selon le droit et les formes
prescrites par l'Église. Il donna gain de cause au Chapitre de la
collégiale et débouta les bourgeois de leurs prétentions. En 1223,
survint une seconde question litigieuse entre les deux mêmes parties :
il s'agissait cette fois d'une revendication de dîme. Choisi de nouveau
pour arbitre par le même évêque, avec l'assentiment des bourgeois et du
Chapitre, l'abbé Jean décide que le Chapitre de Dinant est légitimement
possesseur de la petite dîme de cette ville. Par ailleurs l’abbé était
souvent obligé de voyager en raison de sa charge. Les statuts de l'Ordre
prescrivaient à tous ses abbés d'assister chaque année au chapitre
général à l’abbaye de Prémontré, pour un temps illimité, selon le plus
ou moins d'importance des affaires à traiter. Il était normal que chacun
y ait quelques commodités. C’est ce qui explique l'acquisition d'un
pied-à-terre ou quartier, à Prémontré même, faite en 1296, par l'abbé de
Leffe, conjointement avec l'abbé de Beaurepart, à Liège. En deux
siècles, le domaine de l’abbaye prospère grâce notamment à la libéralité
des seigneurs. Ces libéralités étaient assez souvent le prix
rémunérateur des services qu'ils rendaient à tel lieu ou telle paroisse.
En effet, déjà dans ces temps reculés, les prémontrés de Leffe
desservaient les cures de Saint-Georges à Leffe, de Saint-Médard à
Dinant, de Waha, de Sart-en-Fagne, d'Awagne, de Jassogne et de
Courrière.
XVe siècle
Le
XVe siècle fut réellement désastreux pour l'abbaye de Leffe. Au mois de
septembre 1400, selon certains auteurs, une épidémie, de peste lui
enleva son abbé, Albéric de Pecheroux et sept autres religieux. En 1408,
l’abbé Wéric de Beaumont se démet sans autorisation. Le siège abbatial
reste vacant un long moment et les religieux cherchent à se soustraire
aux instructions de leur abbé-Père, le prélat de Floreffe. Le 7 août
1460, l'église de Leffe fut tellement dévastée par une forte et soudaine
inondation qu'il n’en resta plus que les quatre murs. L'abbé du
monastère, Jean Ghorin, fut noyé. Les autres religieux eurent beaucoup
de peine à se sauver en se réfugiant dans la tour. Les dégâts
occasionnés par l'inondation étaient à peine réparés, que l'abbaye eut à
essuyer une seconde épreuve. En 1466, Dinant, qui s’était révoltée avec
la population liégeoise contre l’évêque Louis de Bourgogne, fut
saccagée et brûlée par les armes de l’oncle de celui-ci, Philippe le
Bon, duc de Bourgogne. L'abbaye de Leffe touchait à la ligne des
fortifications extérieures de Dinant. Charles le Téméraire vint y
prendre gîte et établir son quartier général le 17 août 1466 lors de
l'investissement de la ville par les armées de son père Philippe, duc de
Bourgogne. La principale batterie des assiégeants fut dressée juste à
côté et c'est de là que l'on tira les premiers coups de canon qui
permirent à l'armée bourguignonne de s'emparer le lendemain du faubourg
de Leffe. La ville de Dinant dut se rendre le 23 août 1466. Elle fut
livrée au pillage, au sac et à l'incendie.
Vers
l'an 1462, une grande tention naquit entre (les habitants) de Liège et
leur évêque, Louis de Bourgogne, neveu du duc. La guerre éclata, Dinant
se montrant la plus rebelle. Quelque paix et accord qu'il y eut, les
Dinantais revenaient toujours à leur naturel réfractaire et superbe
jusqu'à proférer mille sortes d'injures et provocations contre le duc de
Bourgogne assisté par son neveu. En conséquence, le duc Philippe et son
neveu Charles, dit le Téméraire, tout irrités, assiégèrent Dinant, la
prirent et rasèrent tout. Tous les habitants furent tués ou mis en
fuite. Le butin fut inestimable car cette ville était fort riche en
raison de son trafic. Le luxe y était fort grand ce qui les avait sans
doute incités à tant d'insolence tenant leur ville pour immortelle,
ayant été souvent assiégée sans jamais avoir été prise. Par dérision,
ils avaient fait du duc une figure à la ressemblance de son fils puis
l'avaient portée vers Bouvignes où ils la pendirent à un gibet dressé là
pour cet usage déclarant: « Voilà la figure du fils de votre prince, ce
perfide et traitre comte de Charleroi que le roi de France a fait
pendre ». Puis ils ajoutèrent, pour plus grande humiliation, que cette
figure n'était que celle du fils du duc, bâtard et autres semblables
opprobres tant contre le duc lui-même que contre sa femme qui était une
très honnête et vertueuse princesse… Le prince Charles mena contre eux
30000 hommes et même le pape les admonesta pour s'être rebellés contre
leur évêque. Mais eux contraignaient leurs prêtres à officier et
précipitaient dans le fleuve ceux qui refusaient. Mais ils furent bien
punis de toutes ces fautes lorsque le prince s'empara de leur cité. Le
pillage dura trois jours et les plus injurieux parmi les révoltés furent
punis à mort. Le duc cependant prit l'honneur de sauver les femmes en
défendant expressément de les forcer et de les violer. Trois soldats
ayant été convaincus de ces outrages furent pendus sur le champ. Tous
les prêtres, femmes et enfants furent envoyés à Liège qui s'était aussi
révoltée et fut traitée de la même manière. Pierre Bergeron (1619).
L'abbaye
subit le sort de la ville : elle fut livrée au pillage, dévastée et vit
son église incendiée et presque entièrement détruite, avec ses
dépendances. L'abbé Wauthier de Wespin et ses religieux furent emmenés
captifs. Pendant un espace de six mois, le monastère resta abandonné.
Quand, après ce temps les religieux, remis en liberté, purent rentrer au
monastère, ils ne retrouvèrent presque plus que des ruines. Le duc de
Bourgogne avait ordonné de saisir le trésor de l'abbaye et demandait
cent florins du Rhin pour la rançon de l’abbé et la restitution des
joyaux. Il fallut les emprunter.
XVIe et XVIIe siècles
Les
murs de l’abbaye furent relevés à la hâte. Aux multiples agitations
provoquées par la guerre, succède une période de remise en ordre et de
relèvement. Y contribuent de nouvelles donations comme la cession
testamentaire en 1489 de la seigneurie de Haute-Sorinne par Barthélemy
de Spontin et son épouse. Les moulins placés sur la rivière dans les
« fonds de Leffe » deviennent une source de revenus intéressante. Les
textes anciens n’hésitent pas à parler d’ « usines » établies autour de
ces exploitations qui, au départ familiales, prendront très vite une
extension considérable. Grâce notamment à ces ressources nouvelles, la
communauté connaît un siècle de redressement entre 1484 et 1583 malgré
la disparition des archives et le cortège de procédures juridiques
qu’elle entraîne, malgré aussi une succession d’abbatiats assez brefs et
un contexte socio-économique décidément instable. Depuis le règne de
Charles Quint, jusqu'au gouvernement de Marie-Thérèse (1515-1740) en
effet, la Belgique fut presque continuellement le théâtre des guerres
sanglantes qui éclatèrent entre la France et l'Espagne, puis entre la
France et l'Autriche. Des armées amies ou ennemies sillonnaient et
foulaient en tous sens les provinces, semant le plus souvent la
désolation et les ruines. Parfois survenait une trêve de courte durée,
motivée le plus souvent par le manque d'hommes ou de ressources.
Cette
longue période d’incertitudes sociales s’accompagne parfois de troubles
internes. Ainsi en 1583, l’abbé Jean de Saint-Hubert, alias Jean
Massinet, abdique la dignité abbatiale. Cette abdication est-elle
volontaire ou forcée ? On est assez porté à croire qu'elle fut forcée,
car on lit aux Annales de Prémontrés : « En 1583, l'abbé de Prémontré,
général de l’ordre, délégua l'abbé de Floreffe, Gilles d'Aisechelet,
pour examiner l'état de l'abbaye de Leffe. Jean de Massinet, en
abdiquant la dignité abbatiale avait exigé, sur les revenus du
monastère, une pension dont l’importance excita les plaintes et le
mécontentement des religieux. Gilles d’Aisechelet reçut le pouvoir de la
réduire s'il la trouvait excessive, et même d’en priver entièrement
l'abbé, si les bruits relatifs à sa conduite scandaleuse se
confirmaient ». On ignore quel fut le résultat de cette enquête. Si
toutefois il y eut désordre dans l'administration ou scandale dans la
conduite de cet abbé, la bonne réputation de la communauté semble n'en
avoir été point ternie.
L’horizon
semble s’éclaircir pour l’abbaye lorsque Georges du Terne est appelé
par acclamation à diriger les destinées du monastère. Il lui reviendra
de commencer la reconstruction à neuf le monastère. De son abbatiat, on
peut voir encore un bâtiment portant la date de 1604. L’abbaye jouit en
ce temps d’une tranquillité relative bien que parsemée de calamités
naturelles. En 1577, une épidémie de peste se déclare à Bouvignes et à
Dinant, et fait de nombreuses victimes. En 1587, survient une famine
importante qui perturbe durablement la vie sociale et économique. À
partir de 1617 une nouvelle épidémie de peste vient désoler la région de
Dinant. La maladie continue à sévir par intermittence jusqu’en 1636,
année où l'abbé de Leffe, Jean Noizet, en meurt.
En
1619 l’avocat français Pierre Bergeron voyagea dans les Provinces Unies
en compagnie de Monsieur et Madame de Blérancourt et de Nicolas Le
Saige, abbé prémontré de Saint-Martin de Laon. Il évoque son séjour à
l’abbaye de Leffe :
Au
bout du faubourg de la ville, allant vers Liège, se situe l'abbaye de
Leffe, de l'Ordre de Prémontré, sous la filiation de l'Abbé de Floreffe…
L'église semble être un bâtiment fort ancien et il y a aussi un, assez
beau logis pour l'Abbé et ses religieux. Dans la cour abbatiale, une
fort belle fontaine d'eau claire verse l'eau à travers divers tuyaux
artificiels. Mais je ne puis honnêtement oublier comment l'Abbé nous fit
un fort beau festin parce que Monsieur l’Abbé de l'abbaye Saint-Martin
de Laon nous accompagnait, Monsieur et Madame de Blérancourt et moi,
depuis que nous avions quitté cette ville. Quelques personnes de Dinant
furent conviées à ce festin où «il fut assez largement bu». Entre
autres, le Bourgmestre de Dinant qui, non content d'en avoir pris une
bonne part, voulut encore suivant l'honnête et courtoise coutume des
lieux attaquer avec le verre plein les sieur et dame. S'en étant excusés
doucement à la française et cherchant avec dextérité d'esquiver cette
importunité, ils s'avisèrent de la refuser et de la rejeter sur moi
gaiement, pensant que je pourrais plus aisément en échapper de ce gentil
bourgmestre qui, comme un dogue acharné sur sa proie, grondait encore
du refus qui lui avait été fait. Pour mon malheur, j'étais coincé au
bout de la table et je ne pouvais sortir aisément. Voyant que je
refusais également, le plus honnêtement et doucement possible, il
commença à s'approcher de plus en plus près de moi me mettant sous le
nez le verre plein avec un regard furieux et une parole enrouée,
entrecoupée, me lâchant quelques vapeurs bacchiques particulièrement
odoriférantes. Ce contraste dura quelque temps entre le oui et le non
tant il semblait vouloir en venir à de dangereuses violences et moi, non
sans quelque appréhension, de le voir armé d'un grand poignard « sur
les rognons »… Sur quoi, de bonne fortune, la compagnie se leva et
chacun prit congé. Je me sauvai sans dire un mot pour échapper au danger
d'une mauvaise digestion. De là, nous allâmes reprendre notre barque
pour poursuivre notre route mais je vous assure que notre vénérable
magistrat nous accompagna jusqu'au bord de l'eau en me regardant de
travers. Sans m'amuser de lui faire aucun compliment ni adieu, je me
retirai bien vite de sa vue et de sa furie sans quoi, avec tout le
respect pour le seigneur et la dame que j'accompagnais, je me serais
porté à un mauvais parti. Ceci montre les inconvénients auxquels on est
sujet en festoyant avec ces Liégeois qui, ayant le vin en tête, ne se
soucient pas plus de donner un coup de dague ou de couteau à un homme
que d'avaler un verre de vin. Pour moi, je peux bien conter cette
histoire, ne m'étant jamais vu en telle peine en tous mes nombreux
voyages que je fis en Allemagne et dans les Pays-Bas.
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Celui-ci
avait été nommé coadjuteur de George du Terne en 1603, à l’âge de 23
ans. Il lui succéde fin 1610 et semble briller par un talent
d’administrateur peu ordinaire. Son abbatiat est marqué par un événement
majeur sur le plan régional : Le 21 novembre 1618, fête de la
Présentation de la Sainte Vierge au temple, L’abbé Noizet préside à Foy,
près de Dinant, une importante cérémonie religieuse en présence d’une
grande foule. Il s'agissait de la translation de la statue miraculeuse
de Notre-Dame, du château de Celles dans l'église du village de Foy,
lieu de sa découverte.
Durant
cette période, l'abbaye de Leffe put endurer sans trop de difficultés
les famines et les campagnes militaires qui troublèrent et désolèrent la
région. La protection du roi de France n’y était pas pour rien. En
effet, Louis XIII, qui avait en grande estime l'ordre de Prémontré, lui
avait, en 1632, octroyé une sauvegarde pour la sécurité de ses personnes
et de ses biens, tant en France que dans les pays alliés. Alors même
qu'elle avait reconnu l'autonomie des Pays-Bas catholiques sous le
gouvernement d'Albert et d'Isabelle, l’Espagne accorda elle aussi des
subsides considérables, car elle avait grandement à cœur le triomphe de
l'Église catholique sur la fronde protestante. De tels appuis étaient
bien nécessaires pour faire face aux dépenses énormes nécessitées par
des calamités de longue durée. Le fléau qui avait causé la mort du
prélat Jean Noizet et de plusieurs religieux désorganisa la vie
conventuelle pour quelque temps. Ancien curé de Lisogne, Désiré
Gouverneur reprit après quelques mois la charge de gouvernement et s’en
acquitta avec sagesse et discrétion jusqu’à sa mort en 1653. Jacques
Malaise lui succédera. Malheureusement il décède après 40 jours, avant
même de recevoir la bénédiction abbatiale. Il était le compositeur de
plusieurs motets à trois voix aujourd’hui disparus dont le célèbre
musicologue Fétis écrivit dans sa bibliographie universelle des
musiciens qu’ils sont « d’une couleur mélodique très agréable et il en
est d’un caractère grave et solennel ». Perpète Noizet reprendra les
rênes du gouvernement de 1653 jusqu’à 1672. Son épitaphe indique qu’il
fut très aimé de ses religieux et doué de grandes qualités d’âmes et de
corps. Ses mérites lui attirèrent l'estime du chapitre général de
l'Ordre, qui lui donna ainsi qu’à ses successeurs le titre d’abbé
d'Iveld, un monastère du diocèse de Mayence passé au luthéranisme. Par
cette fiction, les abbés de Leffe obtenaient l'usage de la mitre et des
insignes pontificaux dont la plupart des autres abbés prémontrés
jouissaient depuis le XIVe siècle. En 1661, Perpète Noizet fit élever
une aile de bâtiment parfaitement conservée jusqu'à aujourd'hui et
portant la date de sa construction avec la devise Virtute perenni.
Un
document nous indique que vers cette époque, le monastère était habité
par seize religieux. Il possédait un revenu évalué à douze mille
florins. En outre, treize autres religieux desservaient les cures dont
l'abbé avait la collation.
Successeur
de l’abbé Gouverneur, Pierre Lefèvre, n’avait pas été curé,
contrairement à la plupart des autres abbés de Leffe. Il avait toujours
résidé à l’abbaye, où il avait rempli les charges de sacristain, maître
des novices et proviseur. Familiarisé avec toutes les exigences de la
discipline conventuelle, il était bien préparé au maintien de la vie
claustrale. Il n’hésita pas à faire révoquer un curé indigne, à se
montrer plus sévère dans la formation des novices et à en renvoyer
certains. Sa compétence financière était aussi bienvenue en ces temps
troublés : En 1683 le roi Charles II d'Espagne, se vit obliger de
résister par les armes aux prétentions de Louis XIV. Pour subvenir aux
frais de la guerre, il leva des impôts considérables sur les provinces
des Pays-Bas. Cette mesure épuisa de nouveau les ressources d'un grand
nombre d'abbayes. En 1690, après la bataille de Fleurus, les Français
victorieux imposèrent une forte contribution sur la province de Namur.
Dans ces deux circonstances, l'abbaye de Leffe dut naturellement
intervenir pour sa quote-part. Une déclaration de 1700 relative aux
biens situés dans le comté de Namur, dénote la présence continue de ces
ruineuses impositions. Il arrivait heureusement que celles-ci soient
tempérées. Ainsi, en 1696, Louis XIV fit à l'abbaye de Leffe la remise
d'une rente de vingt-cinq sacs et demi d'avoine, due aux domaines. Vingt
et un ans auparavant, les Français, sous la conduite du roi, s'étaient
en effet rendus maîtres de Dinant où il établirent tout un nouveau
système de défense. Ils construisirent entre autres un fort avancé sur
les terres de la ferme de Malaise, appartenant à l'abbaye. Dominant le
ravin de Saint-Jacques, ce fort protégeait la citadelle par son côté le
plus faible, mais il causait un grand préjudice à l'abbaye de Leffe, en
lui enlevant d'excellentes cultures et une carrière de bon rapport.
L'abbé Lefèvre demanda comme juste compensation, la remise de la rente
précitée, ce que le roi Louis XIV lui accorda gracieusement par
ordonnance. C’est sans doute cet allégement de charge qui lui permit
d’ajouter au monastère toute une aile de bâtiment qui existe encore, et
qui porte la date de 1682. Bon religieux, administrateur avisé, le Père
Lefèvre semblait aussi avoir une conscience assez forte de la fraternité
spirituelle qui doit présider aux relations entre communautés
prémontrées. Les archives de l’abbaye recèlent encore une copie du pacte
d’amitié et de solidarité qu’il avait établies entre sa communauté et
celle du Beau-Repart à Liège. Il s’agissait d’un engagement à une prière
réciproque pour les défunts et intentions respectifs de chaque
communauté.
XVIIIe siècle
Marchant
sur les traces de son prédécesseur, Perpète Renson (1704-1743), ancien
curé de Dorinne, poursuivit la montée vers une plus grande perfection
religieuse. Dès le début de sa prélature, il favorisa les tendances au
renouveau connu sous le nom d’ « antique rigueur », introduit au siècle
précédent dans une partie de l’ordre par la réforme de lorraine de
l’abbé Servais de Lairuels. Il décida de rétablir dans leur observance
primitive les prescriptions statutaires, principalement en ce qui
concerne le vœu de pauvreté, auquel certains usages avaient apporté des
adoucissements. En 1707, il supprima le pécule attribué personnellement à
chaque confrère, auquel ses prédécesseurs n’avaient pas osé toucher. Il
rétablit le vestiaire commun, sous la direction d’un religieux qui
devait veiller à procurer aux frères tout ce dont ils auraient
raisonnablement besoin. Ces réformes procédaient d’un programme bien
précis visant à ramener la communauté vers une plus grande austérité et
vers une simplicité de vie plus conforme à l’état religieux. À l’exemple
de son prédécesseur, il n’hésita pas à faire rentrer dans leurs foyers
ceux qui ne présentaient pas de garantie de stabilité dans leur
vocation. Par ailleurs, l'abbé Renson usa largement et intelligemment
des économies de ses prédécesseurs et de celles qu'il parvint à réaliser
lui-même. L'église et le monastère avaient eu beaucoup à souffrir par
suite des guerres et des malheurs du temps ; il en entreprit la
réparation. En 1705, il fit restaurer le dortoir des religieux ; en
1707, il agrandit et embellit le jardin à leur usage. De 1707 à 1710, il
acquit deux propriétés près de Ciney. En 1710, il fit construire la
grande ligne des bâtiments : moulin, granges, remises. Quatre ans après
ces travaux, déjà si importants, l'abbé Renson ordonna la reconstruction
complète de l'église, et en posa la première pierre le mardi de Pâques,
3 avril 1714. Terminée en mai 1719, elle reçut, le 16 de ce mois, la
visite et les félicitations du Prince-Évêque de Liège, qui en fixa la
dédicace au 23 juillet. Mais ce prélat étant tombé gravement malade, il
délégua l'évêque de Namur, Ferdinand-Paul. L'église de 1714 avait deux
cents pieds de longueur sur quatre-vingts de largeur, et était partagée
en trois nefs par deux rangs de colonnes doriques; la nef du centre
était fort élevée. Le cœur était orné de médaillons sculptés
représentant les saints de l'ordre des Prémontrés, et sous le marbre du
sanctuaire, se trouvait une crypte du XIIe ou XIIIe siècle, portée par
une double rangée de colonnes. Deux ordres de pilastres décoraient le
portail, qui se terminait par un fronton. Le boisage passe pour un beau
morceau de menuiserie et de sculpture. On y remarque les quatre
évangélistes et les quatre grands docteurs de l'Église, de hauteur
naturelle. Les sous-ailes sont ornées d'excellents tableaux qui
représentent les traits de la vie de saint Norbert.
Perpète
Renson paracheva l’extension du domaine abbatial en 1734, lorsqu’il
acquit une partie de la seigneurie de Dorinne, pour laquelle il fit
relief devant la cour du Prince-Évêque de Liège, le 18 juin 1737.
C’était là le chant du cygne des pratiques féodales. En effet, le 9
février 1737, les députés de l'état ecclésiastique du duché de
Luxembourg invitaient l’abbé Renson à leur adresser un détail des
possessions de son abbaye en ce duché, avec spécification de leurs
revenus actuels. C'était le prélude des vexations qu'allaient bientôt
subir les communautés religieuses qui se trouvaient sous la dépendance
du gouvernement autrichien.
Augustin
Lambreck, successeur du prélat Renson allait commencer à en connaître
les amertumes. Celui-ci reçoit la charge abbatiale le 23 octobre 1743.
Reconnu comme un fidèle gardien de la discipline religieuse, il
contribue au réchauffement des relations avec l’abbaye-mère de Floreffe.
Continuant l'œuvre de son prédécesseur, dont il avait été l’architecte,
il fait construire le corps de logis qui porte pour devise : Pax huic
domini 1747. Il meurt le 13 décembre de cette même année. Mais c'est son
successeur, l’abbé Guissart qui devait revoir des jours pénibles pour
son abbaye. Un esprit d'hostilité envers les institutions monastiques et
des tentatives de substitution du pouvoir civil au pouvoir spirituel
commencent à se manifester sous le règne de Marie-Thérèse (1740-1780).
Cette princesse est très attachée à la religion mais elle nomme
successivement comme gouverneurs des Pays-Bas trois ministres
plénipotentiaires imprégnés de la philosophie des Lumières qui
s'immiscent dans les affaires ecclésiastiques. À partir du XVIe siècle,
dans le comté de Namur et le duché de Luxembourg, l’acquisition des
biens immeubles par les monastères avait peu à peu été défendue à moins
d’une autorisation expresse ou d’un octroi du souverain. Les biens
acquis en vertu de pareil octroi étaient dits amortis, c'est-à-dire
soustraits à la juridiction civile, pour être soumis à l'autorité
ecclésiastique et par là même, dans certains cas, exempts des charges et
impositions publiques. Les biens acquis par les monastères sans un
octroi régulier du souverain étaient sujets à confiscation une année
après leur prise de possession. En vertu de l'édit de Marie-Thérèse du
15 septembre 1753, tous les monastères doivent envoyer aux fiscaux de
leur ressort une liste exacte des biens non amortis, et les vendre
publiquement aux conditions qui leur seront prescrites sous peine de
confiscation. Ils doivent également faire la preuve de l’amortissement
de leurs autres biens. Le tiers des biens confisqués sont dévolus aux
dénonciateurs des biens non amortis. Quoique située dans la principauté
de Liège, l'abbaye de Leffe a des possessions assez nombreuses dans les
Pays-Bas autrichiens. Pour se conformer à l'édit, l'abbé de Leffe envoie
aux responsables concernés une déclaration des biens et revenus non
amortis que l'abbaye possède dans leur ressort. Il est en outre à la
base d’une entente entre divers supérieurs religieux en vue de demander
l’amortissement d’un certain nombre de biens. Ce lobbying permet à un
grand nombre de communautés religieuses de conserver leurs biens. C’est
ainsi que Perpète Guissart peut accorder au chapitre de la cathédrale de
Namur un prêt important pour l'aider à reconstruire cette église. Le
répit qui marque l’abbatiat de Frédéric Coppée et du fort regretté
Norbert Boulvin est cependant de courte durée.
Élu
5le abbé de Leffe, Frédéric Gérard succède à Norbert Boulvin le 17 mai
1780, à l’âge de 37 ans. Il reçoit la bénédiction abbatiale le 18 juin
de la même année dans la chapelle du prince de Chimay, auprès de
laquelle il reviendra mourir, accablé de douleur, trente-trois ans et
demi plus tard.
L'abbatiat
de Frédéric Gérard sera traversé par bien des épreuves, prélude à la
catastrophe finale de 1794. Le début du gouvernement de l’abbé Frédéric
Gérard ne présage pourtant point les calamités qui vont suivre. Il
coïncide avec l'avènement de Joseph II, dont on espère la continuation
de l’ère de prospérité dont les Belges avaient joui sous Marie-Thérèse.
Mais par une suite de réformes imprudentes et mal accueillies, Joseph II
va provoquer l'insurrection.
Troubles de 1789
À
partir de l’été 1789, l'effervescence dans les villes principautaires
sonne le glas des institutions héritées de l'Ancien Régime. Le 18 août,
les démocrates liégeois se révoltent, en désaccord avec leur seigneur, Mgr de Hoensbroeck. Une semaine plus tard, les Dinantais, aigris par la misère économique leur emboîtent le pas.
L'administration
de la ville était alors dans un état déplorable, les finances non
assainies. Lors du dernier remaniement constitutionnel en 1772, François
Charles de Velbrük, le prince-évêque, avait concentré le pouvoir de la
ville dans les mains d'une minorité.
De
surcroît, voici que l'administration communale aliène, sans
autorisation préalable, plusieurs biens pour alléger le poids de
l'endettement. Parmi ceux-ci des bois et trieux que l'abbé Frédéric
Gérard acquiert via son proviseur, Isfrid Petit. Ces transactions
provoquent l'indignation des habitants déjà inquiets de l'augmentation
des impôts directs. Les petites gens perdent patience et réagissent.
Le
25 août, les députés des métiers de la ville déposent les membres de
l'ancienne régence qui se retirent sans être inquiétés. Les impôts
oppresseurs sont abolis, les règles constitutionnelles en vigueur avant
1684, fondées sur les usages et les privilèges, sont rétablies. Cette
prise du pouvoir pacifique est fêtée. Le clergé local s'associe aux
réjouissances. La "révolution tranquille" dure dix jours. Elle porte au
pouvoir des hommes modérés connus pour leur intégrité. Mais les "vieux
démons" réapparaissent lorsqu'il s'agit de se pencher sur le délicat
dossier de la fiscalité. Malgré des changements favorables apportés à
l'administration, certains intérêts privés prennent le pas. Et c'est
tout surpris que les Dinantais se voient entraînés dans le tourbillon
qu'inaugure la Révolution brabançonne.
Celle-ci
met en présence l'armée autrichienne et les "troupes patriotes belge"
qui s'accrochèrent à Dinant, le 25 novembre. L'incident fut de courte
durée. Les Autrichiens se replièrent vers Namur, puis dans le Luxembourg
resté fidèle aux Habsbourg. Entre-temps, les Patriotes, réorganisés par
le colonel prussien Von Koelher, s'étaient installés sur la rive gauche
de la Meuse à Bouvignes.
Pendant
7 mois, Dinant fut ainsi victime d'un blocus la privant de ses contacts
commerciaux. La circulation sur la Meuse, devenue ligne de démarcation
entre les belligérants, s'avère quasi impossible. Malgré ses tentatives
de faire respecter son intégrité territoriale, la ville ne peut éviter
des dégâts matériels importants.
Le
27 juin 1790, les Autrichiens s'installèrent dans la cense de Viet,
propriété et refuge des Prémontrés de Leffe, pour y établir leur
quartier général. Ils investirent ensuite les Fonds de Leffe et
installèrent dans l'abbaye abandonnée précipitamment par la communauté,
une batterie de canons pointée devant Bouvignes. Les Patriotes
reviennent à l'assaut, les combats sont acharnés au point de pousser les
Autrichiens à se replier sur Viet, laissant dix hommes sur le terrain.
À
Dinant, les Patriotes n'hésitent pas à pointer leur tir meurtrier sur
la ville. Forts de l'un ou l'autre assaut, les Patriotes tentèrent à la
mi-novembre une nouvelle expédition contre la cense de Viet, mais en
pure perte.
L'ouverture
de négociations conduisit au retour des Autrichiens. L'assemblée des
métiers se soumit et les autorités impériales réhabilitèrent l'ancienne
administration qui se retrouva aux prises avec les difficultés
financières qui avaient provoqué son renversement.
La
victoire de Jemappes, remportée le 6 novembre 1792 par le général
français Dumouriez, décide du sort de Dinant déjà livrée aux incursions
de la garnison française de Givet. Trois cents cavaliers et deux cents
fantassins de l’armée des Ardennes occupent le Namurois. Le régime
d'occupation peut désormais s'instaurer à la nuance près, qu'au départ
la République se présente en libératrice. Il faut conquérir les cœurs.
En fait, les troupes françaises sont accueillies avec confiance par des
populations contentes d'être vengées des échecs de leur révolution
mort-née.
À
Dinant, on est loin du délire surtout lorsque les Républicains
installent leur quartier d'hiver dans la ville et ses alentours, le 8
novembre. Le 16 décembre, les Dinantais partisans du nouvel ordre
convoquent le peuple par voie d'affiches et par "son de caisse" en
l'église du collège des Jésuites. Le peuple est invité à se choisir une
assemblée provisoire. La ville et sa banlieue sont divisées en 6
sections. L'abbaye et les "fonds de Leffe" forment la première et les
réunions des nouveaux citoyens-électeurs se déroulent dans l'abbatiale,
tout comme pour les autres sections regroupées dans les principaux
édifices religieux de la ville. 66 électeurs sont élus et ceux-ci
désignent à leur tour 27 administrateurs pour la ville et 5 jurés. Le
jour de l’An 1793, après avoir entonné le Chant des Marseillais aux
dépens du Te Deum prévu, ils proclament dans la collégiale Notre Dame la
République. Ce n'est pas encore l'annexion mais tous font serment selon
les termes du décret du 15 décembre abolissant l’Ancien Régime avec ses
droits féodaux. Tous les biens des associations laïques et religieuses
sont supprimés. Les gens d'église sont alors mis à contribution.
Frédéric
Gérard et Sœur Julie Delplace, supérieure des Ursulines, se voient
intimer l'ordre de meubler le couvent des Croisiers converti en hôpital
militaire. Bien conscientes du danger, les communautés religieuses
essayent avec le plus de discrétion possible de soustraire à la vue de
l'occupant des valeurs mobilières. Ces agissements sont dénoncés à
l'autorité militaire. Le général Tourville, commandant de la garnison
française à Dinant, réagit avec fermeté. Il requiert l'administration
communale et envoie des officiers pour mener au plus vite des
perquisitions en vue de découvrir les receleurs.
Pour
parfaire cette sentence, le citoyen Charles-Henri-Frédéric Bosque, juge
de paix à Paris, arrive à Dinant le 22 janvier 1793, muni
d’"instructions spéciales". Le conseil exécutif provisoire de la
République lui confie pleins pouvoirs sur une vaste circonscription
couvrant tout Dinant, l'Entre-Sambre et Meuse, les villes de Huy, Thuin
et Couvin. L'appui militaire lui est aussi assuré ainsi que l'aide du
président du nouveau département des Ardennes, Étienne Lehoday. Pour ce
qui concerne les biens ecclésiastiques, la nouvelle administration peut
s’appuyer sur le principe décrété par la Convention, déclarant que ces
biens appartiennent à la nation; que l'Église n'en a que l'usufruit et
que la nation peut les reprendre en cas de besoin. Bosque se met
aussitôt au travail et des contributions énormes sont partout exigées
avec une extrême rigueur, ce qui oblige les communautés religieuses à
vendre immédiatement des biens, dès lors naturellement très dépréciés.
Le 7 février, les portes de l'abbaye de Leffe sont forcées. En présence
de trois représentants de la municipalité, Le juge de paix interroge
l'abbé Gérard sur la disparition des biens mobiliers. L’abbé garde le
silence et, puisque la fouille des bâtiments conventuels n'a rien donné,
le citoyen Bosque ordonne la garde à vue de l'abbé Gérard et fait
emporter par ses hommes les registres et papiers du monastère. Pendant
quatre jours, Frédéric Gérard reste enfermé dans sa chambre pour méditer
sur "ses égarements". Sur ordre de la municipalité, il est ensuite
emmené afin de subir un interrogatoire serré. Mais l'abbé s'obstine et
pour cause, les objets convoités sont cachés à Namur. Il est alors
séquestré dans une maison voisine de l'hôtel de ville. Sa détention sera
longue et pénible. Ses geôliers l'insultent et lui donnent le titre de
"premier tyran et plus grand despote de Dinant". Les autres religieux de
la communauté sont aussi inquiétés. Ils comparaissent plus d'une fois
devant les autorités communales plutôt embarrassées par cette affaire.
Celles-ci réclament une caution de 50 000 florins pour la libération de
Gérard mais Bosque s'y oppose. La détention se poursuit et s'avère
payante. La cachette est révélée. L'inventaire des valeurs mobilières
commence le 13 février et se poursuit le 26 février et le 5 mars
suivants. Au total plus de 1 700 onces d'argent, évaluées à 8 554 livres
sont inventoriées par Henri Nalinne, citoyen-orfèvre de Dinant. La
croix processionnelle, les six grands chandeliers du maître autel, la
crosse abbatiale, calices, encensoirs, jusqu'aux couverts de table et
même une cuillère à ragoût, rien n'échappe au contrôle.
Contre
toute attente, Frédéric Gérard reste en état d'arrestation. Bien que
Liège soit réoccupée par les Impériaux le 5 mars, Bosque et Lehoday se
sentent en position de force et refusent jusqu'au dernier moment
d’élargir l'abbé Gérard qui ne rejoindra sa communauté qu'après le
départ des Français, le 18 mars.
Profitant
de la contre révolution qui sévit dans tout le pays de Liège, un billet
du fr. Jacques Letellier, curé de la paroisse Saint Georges de Leffe,
informe l'abbé Gérard d'une démarche effectuée auprès du Notaire
Develette, de Dinant, en vue de récupérer l'argenterie confisquée.
Le
retour des Autrichiens et le rétablissement sur le trône épiscopal de
Liège du prince François Charles de Méan seront de courte durée. Dès le
printemps 1794, les Français reprennent l'offensive. À Dinant, c'est la
panique. Les tenants de l’Ancien Régime fuient, l'émigration commence.
161 Dinantais dont 88 religieux (Capucins, Prémontrés et Croisiers) et
religieuses (Ursulines, Sœurs Grises et Carmélites) quittent la cité en
toute hâte. 23 dirigeants de l’Ancien Régime, nobles et bourgeois aisés,
leur emboîtent le pas avec leur famille et leur fortune mobilière. Ce
28 mai 1794, parmi les Prémontrés de Leffe, 11 d'entre eux dont l'abbé
Gérard affrètent dans la plus grande précipitation des barques louées à
un aubergiste de Leffe qui les emmène, cachés sous des bottes de paille,
jusqu'à Maastricht. À noter que l'avisé aubergiste factura ces bottes
lors du retour des religieux le 8 novembre suivant ! Un second groupe
quitta l'abbaye le lendemain du 28 mai.
Ces
départs provoquent l'anarchie. Les biens des émigrés sont saccagés.
Sous le couvert de la République, le doyen-maire de Givet, François
Delecolle, s'approprie une quantité de marchandises pour le compte de
l'État. Agissant en qualité de commissaire auprès des armées, il pénètre
dans les maisons d'émigrés et visite les édifices du culte, riches en
matières métalliques. Il saisit le mobilier et emporte le plomb des
toitures laissant à nu les murailles et les charpentes des bâtiments. Il
s'en prend en particulier à l'abbaye de Leffe, inoccupée à la suite du
départ des Prémontrés. Il réquisitionne des bateaux et fait charger les
cloches, les fers, les cuivres, les grains, meubles et autres effets de
la bibliothèque. Au retour d'émigration, les Prémontrés découvrent leur
maison éventrée.
Jadis,
terre de nantis, la Cité des Copères se retrouve en cette fin d'été
1795 déchirée et exsangue. Les contributions financières ou en nature
exigées par le Comité de Salut publie l'étranglent. Déjà grevée d'un
passif de 40 000 livres, elle se voit imposer un impôt exorbitant
chiffré à 600 000 livres sur les 5 millions que la République
Thermidorienne réclame au Pays namurois. Dans la répartition qui se fit
de cet impôt, l'abbaye de Leffe doit solder dix-huit mille cent treize
livres et neuf deniers. La ville est de plus obligée de fournir 30 000
livres de pain, de procurer vivres et vin aux blessés et malades qui
arrivent à l'improviste. Ultime humiliation, la République prend en
otage divers habitants dont l'exil durera cinq mois dans la forteresse
de Libremont à Givet. Les institutions de la cité, à présent calquées
sur celles du modèle français, sont désormais dans les mains d'une
bourgeoisie avisée en affaire qui saura, le moment venu, tirer profit
des bienfaits de la liberté.
Le
5 mai 1795, la république met en location les jardins et le vignoble
attenants à l'abbaye que les religieux avaient dû abandonner, en
attendant leur vente définitive. La Belgique est réunie à la France, le 1er
octobre 1795, et soumise, en conséquence, à toutes les lois portées par
le pouvoir législatif. Afin d'empêcher l'aliénation des biens
ecclésiastiques, au détriment de la nation, on décrète, le 14 octobre
1795, que ces biens ne peuvent être ni vendus, ni échangés, ni
hypothéqués par les détenteurs, que les biens des corporations
ecclésiastiques séculières et régulières ne peuvent être affermés que
par devant personnes publiques, et qu'à l'intervention des directeurs du
domaine ; enfin que chaque établissement ecclésiastique, séculier ou
régulier, doit remettre, dans les dix jours, entre les mains du
directeur des domaines, un état détaillé de ses biens et un catalogue de
ses livres et manuscrits. On défend également, par un décret du 18
octobre 1795, à toute communauté ecclésiastique de faire dans leurs
forêts et plantis aucune coupe, abattis ni enlèvement de bois, sans y
être spécialement autorisés par les représentants du peuple. Le 1er
septembre 1796, le gouvernement supprime en Belgique « les
congrégations et ordres réguliers, monastères, abbayes, prieurés,
chanoines réguliers, chanoinesses et généralement toutes les maisons ou
établissements religieux de l'un et de l'autre sexe ; » il confisque
tous leurs biens meubles et immeubles, et il donne un bon de quinze
mille francs aux religieux, de cinq mille francs aux frères convers, de
dix mille francs aux religieuses, et de trois mille trois cent
trente-quatre francs aux sœurs converses. Ces bons ne peuvent être
employés qu'en acquisition de biens nationaux, situés dans les Pays-Bas.
Le religieux n'existe plus : aux yeux de l’état, c'est tout simplement
un citoyen soumis aux lois de son pays, déchargé des devoirs de sa
profession et pouvant se marier, trafiquer, acquérir des possessions. Or
le vœu de pauvreté rendait ces religieux personnellement incapables de
posséder ; d’un point de vue ecclésiastique, ils n'auraient même pas pu
accepter les bons que le gouvernement leur offrait comme pension
alimentaire, si le Pape Pie VI ne leur avait pas donné les dispenses
nécessaires. Ces bons, mis en commun, permettent aux religieux de
racheter quelques-uns de leurs biens.
Outre
le rachat de fermes et autres biens ayant appartenu à leur abbaye, deux
religieux, nommément l'abbé Gérard et le père George, mais avec la
coopération d'autres confrères et même de laïques, obtiennent le rachat
de l'abbaye, de son église et propriétés adjacentes dans l’espoir sans
doute de rétablir plus tard la vie religieuse à Leffe. Les jours
meilleurs tardant à venir, des biens furent revendus par certains.
Saint-Hubert de Sir de Melin, laïque associé à la première adjudication
devint second acquéreur de l'église, du monastère et de ses dépendances.
Il fit démolir l'église, dont il ne resta que des pans de murs, qui
avaient résisté à la sape et à la mine, et dont on voit encore un
morceau de nos jours
XIXe siècle
Le
12 octobre 1812 Frédéric Gérard, lègue tous ses biens à sa nièce avec
mission de restaurer l’abbaye quand ce sera possible. Il meurt en 1813.
Revendue en 1816 à une société française de Monthermé gérée par Auguste
des Rousseaux, l'abbaye fut convertie en verrerie ; dans les ruines de
l'église on établit les fours et les ateliers de fabrication ; dans une
partie du couvent, on logea les familles d'ouvriers. Cette industrie
dura 15 ans, puis la société s'écroula en 1830. Des créanciers reprirent
ce bien et le conservèrent jusqu'en 1839. Mis de nouveau en vente à
cette époque, il ne trouva point d'amateur. Une partie de l’abbaye fut
alors convertie en papeterie, puis en fabrique de lin ; l'autre partie, à
savoir : la ferme comprenant la brasserie, les étables, les écuries,
les celliers, trois corps de logis, anciens quartiers du père Abbé et
des moines, fut vendue à en 1842 à M. Jean-Joseph Wauthier de Leffe. Le
décès de sa veuve, le 13 février 1883 décida de la remise en vente de la
propriété. L'abbaye de Leffe semblait promise à l'oubli comme d'autres
maisons religieuses. En 1844, le dernier religieux survivant de l'abbaye
meurt. Tout semble fini lorsqu'un événement étranger va faire revivre
l'abbaye mosane.
Renaissance de l'Abbaye
D’héritage
en héritage, l’abbaye est finalement achetée par Henri Collard, qui la
revend quelques jours plus tard (le 29 novembre 1902), par acte passé
devant le notaire Alfred Laurent de Dinant, à des chanoines prémontrés
français de Frigolet, près d’Avignon. Ceux-ci s’attendent en effet à
être chassés de France par la loi Combes qui interdit aux communautés
« sans utilité sociale » de posséder des biens fonciers. Ils se
réfugieront à Leffe vers la mi-avril 1903. Malheureusement, les
bâtiments ne sont nullement prêts à les accueillir. De grand travaux
sont réalisés, avec l’aide notamment de l’évêque de Namur, Mgr Thomas-Louis Heylen, lui-même prémontré et ancien abbé de Tongerlo.
« Dès notre arrivée, nous avons mis toute notre ardeur à organiser la maison afin de la rendre habitable, car nous étions arrivés dans un vrai chantier de démolition et de transformation… Quand la communauté à peu près fut logée, on songea à édifier une chapelle. Jusqu'alors on s'était contenté d'une grande salle assez belle mais insuffisante pour nos messes solennelles et surtout pour y recevoir les fidèles. L'aile du Nord de l'ancienne abbatiale, qui était une vaste grange, fut choisie pour être transformée en chapelle… On plaça sur les murs les beaux tableaux de Mignard que nous avions enlevés des boiseries de Notre Dame du Bon Remède et qui certainement auraient disparu après notre départ de Frigolet. Les stalles de l'ancienne chapelle de Saint-Michel qui nous avaient suivis garnirent le chœur… De plus, nous avions fait venir toute notre sacristie, ses ornements et vases sacrés qu'on avait soustraits au séquestre et cachés dans une famille dévouée de Maillane qui nous les avait soigneusement gardés. Le Gouvernement belge les avait exonérés des frais de douane… L'ancienne grange de Leffe avait disparu, parée et ornée comme une épouse, elle prit l'allure de la maison de Dieu » A. CHAIX, O.Praem.« Les Pères prémontrés de Frigolet en exil » Le petit messager, 1966 |
Les
chanoines remettent les bâtiments en état et aménagent une nouvelle
église abbatiale dans la grange construite par l'abbé Perpète Renson en
1710.
Il
faut dire des responsables de la communauté d’alors que leur
personnalité était à la hauteur des épreuves qu’ils avaient à endurer.
Le Prélat Godefroid Madelaine fut prieur de l’abbaye de Mondaye, en
Normandie, durant de longues et pénibles années et devint abbé de
Frigolet en 1899. Il fut conseiller spirituel de Sainte Thérèse de
l’Enfant Jésus et parvint à faire éditer L’histoire d’une âme en 1898.
Son prieur, Adrien Borelli, qui allait lui succéder en 1919, n’avait pas
une moindre stature spirituelle : humble mais avisé, il se fera une
excellente réputation auprès des dinantais notamment pour sa bonté et
son grand savoir herboriste et médicinal qu’il mettait volontiers au
service des grands comme des petits.
La
communauté en exil allait devoir souffrir des rudes conséquences de
l'invasion de la Belgique par les Allemands. Le 15 août 1914, la
bataille s'engagea à Dinant. Après avoir été repoussés par l'armée
française, les Allemands envahirent la ville, le 21 août. Entre le 22 et
le 24 août, 674 civils sont exécutés, et 950 maisons livrées aux
flammes en représailles à l’assassinat de soldats allemands par des
supposés francs-tireurs..
Deux
religieux qui voulaient s'enfuir par la Leffe sous l'abbaye, sont
abattus par les Allemands. Mais surtout, parmi les Leftis amenés par les
Allemands au matin du jour funeste, 43 hommes dont le portier de
l'abbaye sont sommés de sortir et sont fusillés sur la place de l'abbaye
avec 31 autres. Leffe, avec son total de 227 victimes civiles tient le
triste record de l'ensemble des victimes de l'agglomération de Dinant.
23 août 1914 : Les exaltations allemandes
Le
père Adrien Borelly, alors prieur de l'abbaye, a relaté longuement les
événements tragiques qui se sont déroulés le 23 août 1914 : Le 23 août
vers 7 heures du matin, les soldats allemands arrivèrent sur la place de
l'abbaye. Brisant les portes et pénétrant ainsi de force dans les
maisons, ils en chassaient les habitants qu'ils nous amenèrent par
groupes en les terrorisant et en les obligeant à tenir les bras levés.
Vers 9 heures, le cloître abritait déjà plus de trois cents personnes
affolées. Quelque temps après, un officier vint et donna ordre de
rassembler tous les hommes. Les religieux, persuadés qu'il s'agissait
d'un appel, recherchèrent tous les hommes dispersés dans la maison. Tous
les hommes défilèrent devant lui : ils étaient quarante-trois. Une
minute se passa… Un cri d'effroi s'élève… Il est poussé par ces quarante
trois hommes, tués sur la place de l’Abbaye en face du mur blanc de la
maison Servais. Le même 23 août, vers midi un officier du 178e
saxon se présente au Révérendissime Père et lui dit: « Vous allez
verser 60 000 francs pour avoir tiré sur nos troupes. Si, dans deux
heures, la somme n ‘est pas versée, le feu sera mis à votre maison », Le
Père Abbé proteste en vain de l'innocence de tous, l'officier maintient
ses dires et ses exigences. Le Révérendissime supplie alors et demande
au moins la réduction d'une pareille somme, impossible à trouver soit à
la maison, soit au-dehors. L'officier consent enfin à en référer au chef
qui l'a envoyé. Il revient au bout d'un moment et annonce qu’on se
contentera de 15 000 francs, qu'il reviendra à 15 heures précises et
que, faute de versement., l'incendie du couvent aura lieu de suite. Il
fallut bien se résigner devant les menaces. Les femmes prisonnières
furent mises au courant de la situation si critique pour tous. Elles se
cotisèrent pour arriver à parfaire la somme que la caisse de l'abbaye
était incapable de fournir. On arriva ainsi péniblement à réunir ces
15 000 francs. À l'heure dite, l'officier se présente. Il est accompagné
cette fois de soldats, baïonnette au canon, et d'autres chefs encore.
Lui-même braque son revolver sur le Révérendissime Père, puis le dépose
sur le bureau, à sa portée, se dégante, et compte pièce par pièce les
15 000 francs étalés sur la table. L'officier met le tout dans ses
poches, tout en protestant qu'il ne veut pas accepter d'argent
ecclésiastique. Il donne un reçu écrit d'avance en allemand, et s'en va
revolver au poing. |
Le
24 août, une perquisition est menée et la découverte à l’abbaye d’un
vieux pistolet rouillé et d’une antique hallebarde, utilisée par le
suisse de l’église fournissent prétexte à accuser les Pères de
rébellion. Les religieux chassés de l'abbaye furent emprisonnés dans
l'école régimentaire. Le 28 août, dix sept religieux dont l'abbé
allèrent grossir les colonnes de prisonniers en partance pour
l'Allemagne. Les prisonniers firent halte à Marche, dans le Luxembourg.
Là, ils retrouvèrent les Carmes de Tarascon, en exil dans cette ville.
L'Autorité allemande les y constitua prisonniers sur parole. Le 24
septembre suivant, le général von Lonchamp leur rendit la liberté et les
disculpa. La communauté se réfugia chez les Bénédictins de Ligugé en
exil à Chevetogne et y demeura jusqu'en décembre.
Le
Père Adrien Borelly, alors prieur, se rendit à Leffe pour constater
l'état des lieux. L'abbaye avait été temporairement transformée en
prison pour 1 800 femmes. Quelques jours après, la communauté regagna
Leffe. De soixante religieux partis de Frigolet en 1903, il ne restait
que trente survivants en 1919. Le Père Adrien Borelly nouvellement élu
abbé réinstalla sa communauté en Provence en 1920. Le Père Léon Perrier,
futur abbé de Frigolet, demeura à Leffe comme gardien jusqu'à son
élection abbatiale en 1928. À cette date, il fut remplacé par le Père
Abbé Adrien Borelly, démissionnaire.
Le
28 avril 1929, un incendie détruit une partie de l'abbaye de Tongerlo.
Le 2 mai, l’Abbé Perrier propose par télégramme d’accueillir une partie
de la communauté sans abri. 35 novices accompagnés de quelques prêtres
débarquent ainsi à Leffe. Leur direction spirituelle sera assurée par le
Père Borelli. L’évêque de Namur, Mgr
Heylen, est l'ancien prélat de cette abbaye. Comme il a toujours montré
une grande sollicitude pour Leffe (il est déjà intervenu en 1902), il
se réjouit de voir s'y installer des religieux de son abbaye campinoise,
envoyés par leur abbé Hugues Lamy.
En
décembre 1930, Leffe fut officiellement cédée à l'abbaye de Tongerlo.
Les novices retournèrent à Tongerlo au milieu de l’année suivante, mais
Leffe ne retombera pas dans l’abandon. Des religieux flamands restent
sur place, des démarches sont entamées et le 3 novembre 1931 par la
lettre apostolique Refert ad nos, le pape Pie XI rend son statut de
maison autonome à l’abbaye de Leffe, qui devient fille de l’abbaye de
Tongerlo et est intégrée à la circarie de Brabant.. Le Père Joseph
Bauwens en devient le 53e abbé. Juridiquement autonome, l’abbaye demeure très vulnérable sur le plan financier. Mgr
Heylen qui avait pensé pouvoir aider la communauté naissante dut y
renoncer. Quelque temps auparavant, sa confiance avait été trompée dans
la malheureuse affaire du Boerenbond namurois, l’obligeant à s’acquitter
de lourdes dettes sur son compte personnel. La communauté dut vivre
d’expédients : Les jeunes frères fabriquaient de l’encens et de l’encre
que les confères prêtres allaient vendre à travers toute la Belgique, se
déplaçant souvent à pied. Ces maigres revenus suffisaient juste à
assurer la survie matérielle de la communauté. Cette situation dura
jusqu’à la guerre et au-delà.
Homme de goût, Mgr
Bauwens n’hésita pas à faire bien et beau avec peu. On lui doit
l’aménagement du réfectoire, la construction de la tour néo-baroque qui
se trouve dans le prolongement du porche d'entrée et le campanile bien
connu, établi sur une ancienne tour carrée d’où, tous les quarts
d'heure, un jaquemart, à l’origine prévu pour la collégiale, laisse
tomber les notes d’une antienne à la Vierge marie. Un dépôt permanent
d’œuvres d’art appartenant aux musées royaux du cinquantenaire contribua
encore à l’embellissement de l’abbaye. Les épreuves de la guerre
revinrent une nouvelle foi troubler la vie conventuelle. La majorité des
Pères partirent au front en tant qu’aumôniers et deux religieux furent
blessé par une bombe aérienne. Lors de la débâcle de 1940, les jeunes
Frères évacuèrent avec leurs formateurs jusqu’à Toulouse. Il trouvèrent
ensuite refuge durant quelques mois à Espaly, dans le diocèse d’Annecy
où vivait une communauté prémontrée dépendant de Frigolet. Ils
rentrèrent le 28 août et retrouvèrent une abbaye presque intacte,
vaillamment gardée par le vieux frère Rémy aidé du frère Bronislas. Les
dégâts relativement mineurs causés par une bombe et quatre obus furent
l’occasion d’une restauration plus en profondeur des bâtiments. Une
autre alerte emmènera les novices à Tongerlo lors de l’offensive dite
« von Runstedt », fin 1944. Durant toute cette période troublée, le Père
De Bruyn, prémontré de Tongerlo résidant à Leffe, travaillera de
concert avec le Père Capar, Jésuite, à faire fonctionner une
« institution d’hébergement pour la jeunesse citadine », installée dans
une maison de maître voisine, propriété de l’abbaye, qui deviendra plus
tard la maison d’accueil Saint Norbert.. Cette institution n’était en
fait qu’une façade permettant de recueillir et de dissimuler aux
allemands une quarantaine d’enfants juifs…
Sa santé se fragilisant de plus en plus, Mgr
Bauwens démissionna au cours de la guerre et rentra à Tongerlo en 1944.
Le Père Hugues Lamy, abbé émérite de Tongerlo lui succéda d’abord comme
administrateur puis comme abbé. Celui-ci, francophone né à
Fosses-la-Ville, était bien connu comme historien. Il avait publié de
nombreux travaux sur l’abbaye de Tongerlo et les prémontrés.
→ Église Notre-Dame de Leffe
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