Saint Martinien de Césarée († 830)
Saint Martinien était moine solitaire en une montagne, près de la ville de Césarée dans la Palestine.
Il
prit l'habit de religieux à l'âge de dix-huit ans, et s'adonna
tellement à tous les exercices de religion et de perfection, qu'en peu
de temps on connut qu'il était singulièrement élu de Dieu : de manière
que Notre-Seigneur fit par lui plusieurs miracles, chassant les diables
du corps, guérissant diverses maladies, et autres semblables œuvres, qui
attiraient le peuple de toutes parts, pour être secouru de Dieu par ses
prières.
Le diable, voyant la grande vertu de Martinien et la gravité de son âge, lui porta envie.
Il l'attaqua de terreurs paniques, de visions et de figures
épouvantables ; et prenant quelquefois la forme d'un dragon, il grattait
les fondements de la petite cellule de Martinien pour la faire tomber
sur lui ; mais le saint ermite ne quitta point pour cela son oraison, et
dit à son ennemi qu'il voyait revêtu de cette figure terrible : Tu le travailles en vain, ô malheureux ! Penses-tu me pouvoir étonner tandis que j'aurai Jésus-Christ à côté de moi ?
Alors le diable s'enfuit comme un tourbillon, criant : Attends
un peu, Martinien, je te renverserai, je t'abattrai, et je te chasserai
honteusement de ta cellule : j'en trouverai bien le moyen, quelque
confiance que tu aies en celui que tu dis.
Martinien demeura vingt-cinq ans en cette solitude, y vivant non pas en homme, mais comme un ange.
Une
fois, comme quelques-uns parlaient en la ville de Césarée avec beaucoup
d'admiration de la vie plus divine qu'humaine qu'il menait, une belle
et effrontée courtisane, nommée Zoé, s'approcha d'eux, et par
instigation du diable, auquel elle servait d'appât, commença à se moquer
de ce que les autres disaient, leur voulant faire croire que Martinien
était un sauvage qui s'était retiré en cette solitude, et qu'il ne
fallait pas s'étonner s'il était chaste, puisqu'il ne voyait jamais de
femme : mais que si elle lui avait parlé avec tous ses attraits, et
qu'il y résistât, à cette heure-là ils le pourraient tenir pour un homme
saint et constant.
Pour
le faire court cette méchante femme complota avec eux d'aller au désert
attaquer Martinien, et que si elle ne le corrompait, ils la tinssent
pour une moqueuse : mais au cas qu'elle en vînt à bout, qu'ils la
payeraient bien de sa peine.
Dans quel abîme de maux ne se précipite pas l'âme d'une femme lascive et effrontée !
L'accord étant fait, elle alla à son logis dépouiller ses beaux habits,
qu'elle plia en un paquet, et se vêtit de chétifs haillons, avec une
ceinture de corde, un bourdon dans la main, et son paquet sous
l'aisselle.
En
cet équipage elle sortit de la ville par un fâcheux temps de pluie et
d'orage, pour se rendre à la pointe de la nuit auprès de la cellule de
Martinien, où elle commença d'une voix lamentable à dire au saint : Ayez
pitié de moi, serviteur de Dieu ; je suis une pauvre femme qui me suis
égarée par ces chemins, sans savoir où aller ni où je me dois retirer,
de peur d'être dévorée cette nuit des bêles. Père saint, ayez compassion
de cette créature de Dieu, encore que je sois une misérable pécheresse.
A
ce cri si pitoyable, Martinien entrouvrant le guichet de sa cellule,
aperçut cette pèlerine si trempée de pluie, qu'il en eut pitié, et bien
qu'il se doutât que ce ne fût quelque appât du diable pour le faire
pécher, néanmoins il fut touché de compassion, et il eut crainte que si
elle eût été mangée des bêtes, Dieu lui en eût fait rendre compte.
A
cette occasion, après qu'il se fut affectueusement recommandé à
Jésus-Christ, le suppliant de le prendre en sa protection, il ouvrit sa
porte à cette femme, lui fit bon feu, et lui donna des dattes pour son
souper, l'avertissant qu'elle s'en allât de bon matin.
Quant
à lui il passa en une autre cellule qui était plus avant en son
ermitage, et ferma sa porte, priant et chantant des psaumes tout le long
de la nuit, encore que le diable tâchât de le distraire, lui
représentant plusieurs sales pensées de cette femme.
Martinien
sortit dès le point du jour, pour renvoyer cette femme, qu'il trouva
parée de ses beaux habits, qu'elle avait apportés sous son bras, avec un
visage riant et affecté.
Alors
pensant que ce fût un fantôme, il lui demanda qui elle était, ce
qu'elle cherchait, et comment elle était entrée en sa cellule.
Mais
quand il reconnut que c'était cette pauvre misérable qu'il avait
recueillie le soir précédent, il s'en étonna encore davantage.
Alors il s'enquit d'où venait ce changement d'habit.
Elle
lui déclara qui elle était ; et le diable parlant par sa bouche lui
conta tant de douceurs avec des mignardises attrayantes, qu'elle lui
prit et serra effrontément les mains, amollissant ce cœur qui semblait
plus dur que le diamant, et le fit consentir au péché ; mais Dieu par sa
miséricorde en empêcha l'exécution.
Car
Martinien étant sorti de sa cellule pour voir si quelqu'un le venait
chercher, regardant de tous côtés de peur de scandaliser ceux qui le
pourraient trouver avec cette femme ; Notre-Seigneur le regarda du ciel
des yeux de sa clémence, et ouvrit ceux de son âme avec le rayon de sa
divine lumière, pour lui découvrir ce qu'il voulait faire, et le
précipice où il allait tomber, du plus haut degré de la grâce jusqu'en
l'abîme de tous maux.
Aussitôt
reconnaissant le péril où il était, et que ce n'était pas une femme,
mais le diable qui le tenait par elle, pour triompher de sa chasteté et
le dépouiller de tous les mérites de sa vie passée ; il rentra dans sa
cellule, alluma des fagots de sarment, et se vautra parmi les flammes
jusqu'à ce qu'il eût brûlé une partie de son corps ; puis se relevant au
bout de quelque temps, il disait à lui-même :
Mais que
t'en semble, Martinien ? Ce feu ne t'a-t-il pas bien accommodé pour le
peu de temps que tu y as demeuré ? Si tu penses pouvoir souffrir celui
d'enfer, approche-toi de cette femme, car c'est le chemin pour y aller :
souviens-toi que ce supplice est éternel, et que le ver des damnés ne
meurt jamais : souviens-toi de ce grincement de dents, et que les
diables sont insatiables à tourmenter ceux qui y sont condamnés.
Il
se rejeta pour la seconde fois dans le feu, pour se griller davantage,
suppliant Notre-Seigneur de lui pardonner ce mauvais consentement et de
ne permettre pas qu'il perdit par un péché tant de travaux qu'il avait
soufferts à son service dès son enfance, vu qu'il était prêt de mourir
dans ce feu pour l'amour de lui, plutôt que de l'offenser et d'aller au
feu éternel.
Cette
misérable femme était présente à ce spectacle, bien parée ; mais venant
à considérer qu'elle était cause du tourment de Martinien, elle
dépouilla ses habits de courtisane, et les jeta dans ce feu ; s'étant
revêtue de ceux de pèlerine et de pénitente, elle dit à Martinien,
pleurant à chaudes larmes, entrecoupées de soupirs, qu'elle ne voulait
plus retourner à la ville, mais qu'elle voulait faire toute sa vie
pénitence de ses péchés, en tel lieu qu'il lui voudrait désigner ; que
le diable s'était servi d'elle comme d'un instrument pour le faire
trébucher, et que Dieu se servirait de lui pour la relever et pour la
sauver.
Par le conseil du saint ermite, elle s'en alla à Bethléem, où elle fut
reçue d'une vierge nommée Pauline, en un monastère, où elle vécut douze
ans en grande austérité, sans boire de vin, ni manger de fruits ou
d'huile ; se contentant tous les jours, ou de deux jours l'un, d'un peu
de pain et d'eau.
Elle couchait par terre et faisait d'autres rigoureuses pénitences, qui
la rendirent si agréable à Notre-Seigneur, qu'il fit des miracles par
elle, et l'appela à soi au bout de douze ans.
Martinien
demeura si estropié du feu, qu'il ne fut de longtemps guéri, et il
craignait toujours, ayant vu l'artifice dont le diable s'était servi
pour le renverser par cette femme ; de sorte qu'il résolut en soi-même
de chercher une solitude si écartée qu'il n'y eût femme au monde qui le
pût aller visiter.
Ayant
donc fait son oraison, il invoqua Notre-Seigneur, et le prit pour
conducteur de cette entreprise ; puis faisant le signe de la croix, il
sortit de sa cellule et tira droit par la mer.
Au temps de son départ le diable, bouffi de gloire, commença à le siffler et lui insulter, en disant : Mon
nom est grand et ma force redoutable, puisque je suis venu à bout de
toi ; j'ai fait consentir ta volonté au péché, je t'ai grillé les pieds
et le corps, je t'ai délogé de la cellule, et je t'ai mis en déroute. Et redoublant ses cris, il dit : Fuis
hardiment : car je t'assure que je te poursuivrai partout où tu iras,
et que je te débusquerai de là aussi bien que d'ici ; je ne le laisserai
jamais que je ne t'aie tout à fait supplanté et terrassé.
Le saint lui répondit : Toi,
misérable, ni l'ennui ni l'affliction ne me chassent point de ma
cellule, mais seulement l'envie de t'accabler davantage : tu ne te dois
pas vanter de l'issue du combat, puisque je t'ai ravi les armes dont tu
pensais m'offenser, et la femme que tu avais induite pour me détruire
sera ta confusion.
Le diable oyant cela s'enfuit, et Martinien chantant des psaumes et louant Notre-Seigneur, s'en alla vers la mer.
Il
apprit là d'un marinier qu'il y avait un haut rocher bien avant dans la
mer, où il se pouvait loger ; il s'y fit conduire, avec promesse qu'il
lui apporterait de temps en temps des branches de palmier, et du pain et
de l'eau pour vivre, et que le marinier vendrait tous les paniers qu'il
ferait et prendrait l'argent pour sa récompense ; de plus, que l'ermite
serait obligé à prier Dieu pour lui.
Martinien
grimpa sur ce rocher, et fut visité du marinier trois fois l'an, et
secouru de tout ce qu'il avait besoin : il s'offrit de lui apporter du
bois et des matériaux pour y bâtir une chaumine, où il se pût défendre
du soleil et de la pluie ; mais il ne le voulut pas permettre.
On ne saurait dire quelle joie eut Martinien quand il se vit sur le
rocher, au milieu de la mer, où les femmes n'avoient garde de l'aller
chercher ; car il les redoutait plus que le diable.
Mais
pour montrer qu'il n'y a point de retraite assurée en ce monde, celui
qui lui avait fait la guerre dans sa cellule et l'avait contraint de la
quitter, l'alla attaquer dans son fort imprenable.
Quelquefois
il troublait si fort la mer que le rocher ne semblait qu'une profonde
vallée, où Martinien allait être englouti, et le diable hurlait lui-même
et disait : je te submergerai maintenant Martinien. Néanmoins le saint demeura coi et se moquait de lui, le contraignant de s'enfuir tout honteux et confus.
Après
que le saint eut demeuré six ans sur ce rocher, où il menait une vie
plus qu'humaine, ce lieu lui semblant inaccessible aux femmes, il trouva
tout le contraire, et que l'on ne les saurait assez redouter en la
terre et en la mer, au feu et en l'eau, d'autant qu'un vaisseau qui
voguait sur cette mer vint se briser contre ce rocher par permission
divine, et tous ceux qui y étaient furent submergés, excepté une très
belle fille qui échappa du naufrage sur un ais, et se vint accrocher à
la roche, criant : Aidez-moi, serviteur de Dieu, donnez-moi la main, et me retirez de ce profond abîme.
Martinien
fut bien étonné quand il vit cette fille, et redoutant a ses paroles
l'astuce du diable, il s'arma de l'oraison, puis jugeant qu'il était
obligé de la secourir parce qu'elle se noyait, il la tira hors de l'eau,
et admirant sa grande beauté et sa bonne grâce, il lui dit : « Ma
fille, le feu et l'étoupe ne sont pas bien l'un auprès de l'autre :
demeurez ici à manger mes provisions de pain et d'eau, jusqu'à ce que le
marinier qui me vient visiter soit venu, qui doit être dans deux mois
d'ici ; vous lui raconterez votre naufrage, et il vous mènera dans la
ville. »
En
disant cela, il fit le signe de la croix sur la mer, levant les yeux au
ciel, et tournant la parole vers Notre-Seigneur, il dit : « Je me jette
en la mer, mon Dieu, sur la confiance que j'ai en vous, afin d'être
plutôt submergé qu'en danger de perdre la chasteté. »
Après
qu'il eut exhorté cette fille à la vertu et à persévérer dans la
crainte de Dieu, il se jeta dans la mer ; mais Notre-Seigneur, qui
n'abandonne jamais les siens, et à qui toutes les créatures obéissent,
envoya deux dauphins qui le portèrent sur leur dos jusqu'au bord où le
saint en rendit grâces à Dieu, et le supplia de lui inspirer ce qu'il
devait faire.
Pensant
alors en lui-même que le diable le persécutait en l'eau et en la terre,
dans la cellule et sur le rocher, il résolut de ne s'arrêter plus tant
en un lieu, mais de voyager par le monde, comme un pauvre pèlerin,
mendiant, sans porter aucune provision avec soi ; ce qu'il fit deux ans
durant, s'arrêtant en quelque lieu que ce fût où la nuit le surprenait,
et recevant parmi les villages l'aumône que les gens de bien lui
donnaient.
Étant
arrivé en la ville d'Athènes, Notre-Seigneur voulut récompenser les
grands travaux, les rudes combats et les glorieuses victoires de son
serviteur, révélant à l'évêque d'Athènes que Martinien était là, et la
grandeur de ses mérites, et qu'il était l'un de ses meilleurs amis.
L'évêque le vint trouver dans l'église où il était couché sur un banc.
Martinien lui ayant fait la révérence, lui demanda sa bénédiction, et
qu'il priât Dieu pour lui ; ce que l'évêque fit, le priant aussi de ne
le pas oublier, quand il serait devant Dieu.
Après cela il dit : Seigneur, je recommande mon esprit entre vos mains, et
ayant fait sur soi la bénédiction, il rendit l'esprit à Dieu d'un
visage riant, en la présence de l'évêque, le treizième jour de février.
La
fille qui demeura sur le rocher, accomplit ce que le saint lui avait
commandé, vivant du pain et de l'eau qu'il lui avait laissé, et au bout
de deux mois le marinier étant retourné, elle lui raconta ce qui s'était
passé ; comment Martinien l'avait laissée là, et s'était jeté dans la
mer, où deux dauphins l'avoient porté à bord.
Elle le pria de lui apporter un habit d'homme avec du pain, de l'eau et
de la laine, et d'amener sa femme pour l'habiller, et lui apprendre ce
qu'elle devait faire : ce qu'il lui accorda, et la fille vécut six ans
sur le rocher, habillée en homme.
Elle avait vingt-cinq ans lorsqu'elle y fit naufrage : ainsi elle mourut saintement. On l'appelait Fontaine.
Deux mois après son décès, le marinier retourna lui porter ses petites
provisions, comme il avait coutume, et la trouvant morte, il la porta
dans la ville de Césarée, avertissant l'évêque qui elle était, de l'état
de sa vie et de son trépas. Ce que l'évêque ayant su, il la fit
enterrer en grande solennité, comme une servante de Dieu.
Voilà
la vie de saint Martinien, ermite, si persécuté et si combattu de
l'ennemi commun, mais enfin victorieux, et qui a glorieusement triomphé
de la chair, du monde et de l'enfer. Siméon Métaphraste l'a écrite, et
dit qu'il l'avait connu.
Nous
y pouvons apprendre plusieurs choses dignes de remarque. La première,
avec quelle haine le diable persécute les saints, s'opiniâtrant d'autant
plus contre eux qu'il les voit croître en grâce, pour les faire déchoir
de cette grâce excellente à laquelle ils sont élevés, afin qu'eux
trébuchant, qui sont comme les piliers et les fondements de la sainteté,
le reste de l'édifice, qui est appuyé sur eux, soit renversé.
La
seconde, combien la chasteté est une perle précieuse, que le diable
tâche de nous faire perdre avec tant de ruses et d'artifices.
La
troisième, qu'il est impossible de garder ce précieux trésor, si
Notre-Seigneur ne le conserve par sa grâce, et que de notre côté nous
n'y coopérions, fuyant les occasions de le mettre en hasard sans nous
fier à notre âge, à notre vertu, et a nos victoires précédentes ;
d'autant qu'en cette guerre civile et domestique de notre chair, on ne
surmonte pas si aisément en combattant qu'en fuyant les occasions de
combattre que le diable présente souvent, sous couleur de piété et d'un
spécieux prétexte de charité.
Cette
vie aussi nous enseigne combien nous devons être vigilants et retenus
en cas semblables, et donne à connaître que nous ne sommes pas plus
saints que David, ni plus forts que Samson, et que celui qui a peur de
brûler se doit éloigner du feu.
Pedro de Ribadeneyra : Les vies des saints et fêtes de toute l'année, Volume 2 ; traduction : Timoléon Vassel de Fautereau.
é
Originaire
de Césarée de Palestine, il renonça au monde à dix-huit ans et alla
pratiquer la vie ascétique au milieu des ermites de cette région.
On
raconte que, près de succomber à la tentation devant une femme de
mauvaise vie, il se reprît en allumant un brasier dans lequel il se
plaça en disant : "Comment supporteras-tu le feu éternel où tu seras
plongé si tu approches cette créature ?"
Elle se convertit et se retira. Martinien mit sept mois pour être guéri de ses blessures et décida de vivre à l'étranger.
Il se rendit à Athènes d'où il parvint au paradis.
Fête locale : 13 février.
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